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LE MONDE QUI DURE

l’opération contraire de celle qui consisterait à revenir sur cette nature pour la connaître. La clarté, la précision, la profondeur avec lesquels M. Bergson l’a établi sont des acquisitions définitives de la philosophie. « Nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc… ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et où finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organismes, ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules ? En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres[1]. » L’intelligence mécanicienne pense par cadres parce que les cadres sont l’instrument de notre action, le quadrillé de notre dessin. Mais le vivant ne peut être pensé dans les cadres de l’intelligence, parce que l’intelligence n’agit pas sur le vivant. Il pourrait être pensé dans les cadres de l’instinct, puisque l’instinct agit sur le vivant ; mais l’instinct n’a pas de cadres et l’instinct ne pense pas : on serait heureux si l’on pouvait avoir la chemise d’un homme heureux, mais l’homme heureux n’a pas de chemise.

Dès que l’intelligence paraît comprendre la vie, c’est que la vie a perdu ses caractères propres, en partie du moins. L’intelligence, comme l’observe Cournot, est inapte à comprendre la vie. C’est exactement le contraire des mathématiques, où elle n’a qu’à se laisser couler pour épouser la réalité de son objet. « On serait fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au raisonnement pur[2].» La science a pu trouver une planète au bout de sa plume, elle n’y trouvera jamais une cellule. Une théorie de la vie (dans la mesure où l’on peut employer ici ce mot de théorie) ne devra donc accepter de confiance aucun des concepts de l’entendement. Le biais par lequel il faut bien malgré tout installer et employer l’intelligence dans la connaissance de la vie, ressemble à une lettre de crédit, qui n’est payée qu’au moment où on fait l’opération inverse, et où le compte crédité devient compte débité. « Il faut que ces deux recherches, théorie de la connaissance et théorie de la vie se rejoignent, et, par ce processus circulaire, se poussent l’une l’autre indéfiniment[3]. »

L’exemple typique de ce processus circulaire tel que l’a pratiqué M. Bergson, c’est, dans la théorie générale de la vie, celle de la vision. Comme Berkeley, avec lequel il a tant d’analogies, il a vu dans le phé-

  1. Évolution Créatrice, p. II.
  2. Id., p. III.
  3. Id., p. VI.