Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
LE MONDE QUI DURE

ainsi d’un philosophe contemporain qui affirme que la science positive, en le domaine qui lui est propre, atteint l’absolu. L’opinion courante a trouvé commode de voir en lui, comme en Henri Poincaré, une sorte de syndic dans la fameuse faillite proclamée par Brunetière.

Ce qui s’est passé à ce sujet est cependant tout naturel. L’attitude originale d’une philosophie est pensée d’abord par autrui dans des cadres habituels, et il faut du temps pour comprendre que ce sont ces cadres eux-mêmes qu’elle a voulu modifier ou abolir. M. Bergson a réagi contre une certaine idée philosophique de la nature et de la portée de la science. Peu de choses dans la philosophie du XIXe siècle nous donnent le sentiment du bavardage et du néant comme les délimitations de la philosophie et de la science positive. (Je parle de cette délimitation chez les métaphysiciens, et non de la forte synthèse où le génie de Comte organise la cité des sciences.) C’est un héritage de l’école cousinienne, et l’on ne trouve rien de pareil chez les grands philosophes, dont l’esprit se porte du même fonds aux questions scientifiques et aux questions philosophiques. M. Bergson a réagi contre ces vaines et fausses délimitations de principe. Il n’y a qu’un terrain de toute pensée, l’expérience. M. Bergson écrit dans le Rire que le comble du comique lui paraît réalisé par un philosophe contemporain à qui on objectait que l’expérience démentait une de ses théories, et qui répondit : L’expérience a tort ! Réponse d’ailleurs aussi naturelle chez un philosophe spécialisé dans la dialectique que le serait, dans les conflits qui sont la raison d’être de certains bureaux ministériels, un : Les beaux-arts ont tort ! Toutes les connaissances doivent être fondées sur l’expérience comme tous les services publics sur l’intérêt national. Une expérience exacte et efficace est une connaissance absolue. Philosophie et science ne se distinguent et ne s’opposent pas comme deux sortes de connaissance, mais elles portent sur deux sortes d’objets, ce qui n’est pas la même chose. C’est contre une certaine théorie du bloc, et en même temps contre un morcellement artificiel, contraire des articulations réelles, que réagit M. Bergson. Pour lui la science est une connaissance absolue de l’inerte, la philosophie une connaissance absolue du vivant. La connaissance scientifique n’est pas coextensive, comme elle le prétend, à l’expérience totale. D’autre part la relativité de la connaissance n’est pas davantage coextensive à cette totalité de l’expérience. De la physique, si on ne considère « que sa forme générale, et non pas le détail de sa réalisation, on peut dire qu’elle touche à l’absolu ». Elle s’adapte à la matière inerte dont elle reflète les con-