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LE BERGSONISME

ditions d’existence. Et « si la science doit étendre notre action sur les choses, et si nous ne pouvons agir qu’avec la matière inerte pour instrument, la science peut et doit continuer à traiter le vivant comme elle traitait l’inerte[1] ».

La science connaît un absolu, la matière, c’est-à-dire l’énergie défaite, mais elle ne connaît pas cet absolu absolument, et c’est par là qu’elle demeure jusqu’à un certain point relative. Elle porte sur ce qui ne dure pas, mais elle-même, étant le produit de l’intelligence humaine, dure et vit. Il n’y a pas d’objet de la science qui dure, au sens plein du mot durer, mais la suite de la science peut s’appeler une durée, dans laquelle les parties de la science s’enchaînent, se conditionnent les unes les autres. « Nous sommes obligés de poser les problèmes un à un, en termes provisoires, de sorte que la solution de chaque problème devra être indéfiniment corrigée par la solution qu’on donnera des problèmes suivants, et que la science, dans son ensemble, est relative à l’ordre contingent dans lequel les problèmes ont été posés tour à tour[2]. » Ainsi l’obligation où est la science, c’est-à-dire l’ordre des savants, de vivre dans la durée, implique pour elle un caractère de relativité, et un angle d’erreur possible, analogue à celui que la projection dans l’espace, l’emploi des idées et des mots, introduisent dans la connaissance philosophique de la vie. La philosophie est relative toutes les fois qu’elle est contrainte à l’espace, et la science toutes les fois qu’elle est obligée à la durée.

Même les mathématiques présenteront encore une ombre de relativité, qui est l’obligation non de les penser dans la durée, mais de les exposer dans la durée. La géométrie de l’espace à trois dimensions n’est pas seulement relative par rapport à la géométrie de l’espace à n dimensions, mais aussi chacune de ses propositions est relative à la totalité des propositions qu’une intelligence supérieure pourrait saisir d’un coup comme nous saisissons dans une sensation instantanée de couleur les trillions de vibrations qu’elle implique. C’est ce que Descartes avait fort bien compris quand il faisait de la durée et de la mémoire des obstacles à la science, qui ne pouvaient être levés que par une sorte d’intervention personnelle de Dieu.

La science humaine, parce qu’elle est humaine, ne peut éliminer cette durée de la science, mais elle peut éliminer la durée des objets

  1. Évolution Créatrice, p. 216.
  2. Id. p. 225.