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LE BERGSONISME

peut et ne doit retenir de la réalité que ce qui est étalé dans l’espace, homogène, mesurable, visuel. Le mouvement qu’elle étudie est donc toujours relatif et ne peut consister que dans une réciprocité de déplacement[1] ».

Ainsi le retour à Descartes que constituent les démonstrations d’Einstein, la substitution d’un mécanisme complet au dynamisme newtonien, sont considérés par M. Bergson comme des progrès définitifs de la science vers son objet, qui est la mesure et la précision. Mais la théorie de la Relativité généralisée forme en quelque sorte, sur l’univers, l’hyperbole du point de vue partiel. La science s’arrête à son objet pour le séparer du tout. La philosophie dépasse son objet pour atteindre par lui le tout. Peut-être faut-il « qu’une théorie se maintienne exclusivement à un point de vue particulier pour qu’elle reste scientifique, c’est-à-dire pour qu’elle donne aux recherches de détail une direction précise. Mais la réalité sur laquelle chacune de ces théories prend une vue partielle doit les dépasser toutes. Et cette réalité est l’objet propre de la philosophie, laquelle n’est point astreinte à la précision de la science, puisqu’elle ne vise aucune application[2] ». M. Bergson écrit cela à propos d’une discussion serrée sur l’évolution biologique, où il montre que les théories néo-darwinienne et néo-lamarckienne ont leur part de vérité, mais que cette part de vérité ne prend tout son sens que dans une vérité philosophique totale, dans une « idée plus compréhensive, quoique par là même plus vague, du processus évolutif ». Les théories scientifiques suivent la voie de la connaissance intellectuelle. Elles sont elles-mêmes des parties découpées selon un pointillé qui concorde avec leurs possibilités pratiques.

Faraday disait à peu près qu’une théorie n’existait pour lui que s’il pouvait s’en représenter le dessin comme celui d’une machine. C’est en effet ce caractère de précision et de détail que l’esprit scientifique doit naturellement demander à une théorie. Et la science trouve dans le mécanisme sa théorie la plus naturelle, puisque l’intelligence appartient à l’homme en tant qu’homo faber. Mais toute machine est une réalité partielle, elle suppose au moins le constructeur ou le mécanicien, à la différence de l’œil ou de la main, de la trompe ou de l’antenne, qui font partie de l’unité du tout vivant et ne supposent rien en dehors de lui. Si nous appliquons au tout ces catégories de l’organisme

  1. Durée et simultanéité, p. 41.
  2. Évolution Créatrice, p. 92.