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LE MONDE QUI DURE

mathématique spontanée qui n’est que la pente même de notre esprit, ne voit dans la nature que des répétitions ; le finalisme, produit de notre naturel artisan, n’y voit que des fabrications. Mais dès que nous réfléchissons sur l’art, nous constatons que mécanisme et finalisme ne sont que des points de vue partiels, « car l’art vit de création et implique une croyance latente en la spontanéité de la nature[1] ». L’art dépasse le mécanisme en ce qu’il ne répète rien, il dépasse le finalisme en ce qu’il n’a pas de modèle. Il imite, ou plutôt prolonge l’opération de la nature, il n’imite ni ne reproduit les créations de la nature. Il serait, si la philosophie n’existait pas, le plus grand et le plus efficace effort pour faire coïncider l’homme avec la réalité. « Qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnelles, et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même[2] ». Pareillement « c’est à l’intérieur même de la vie que nous conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment[3] ».

Il y a donc une intuition esthétique et une intuition philosophique. L’intuition se dédouble en ces deux formes comme l’élan vital en intelligence et en instinct. Mais l’intuition esthétique n’atteint que l’individuel. L’art imite la nature en tant qu’elle s’explicite en individus, qu’elle crée des organismes, non en tant qu’elle est élan vital indivisé. Ce serait la tâche de la philosophie, selon M. Bergson, que de s’orienter dans le sens de l’art, mais non vers la matérialité et les créations de l’art, et d’épouser intuitivement la vie comme l’art épouse, continue, achève l’individuel. « Par la communication sympathique qu’elle établira entre nous et le reste des vivants, par la dilatation qu’elle obtiendra de notre conscience, elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée[4]. »

On conçoit dès lors que la philosophie bergsonienne coïncide avec la vie esthétique beaucoup plus que ne sembleraient l’impliquer la précision volontairement didactique de M. Bergson, et la lumière sans

  1. Évolution Créatrice, p. 49.
  2. Le Rire. p. 161.
  3. Évolution Créatrice, p. 192.
  4. Id., p. 193.