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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/70

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LE BERGSONISME

chaleur de son style d’intellectuel. Lorsqu’il dit que l’intuition esthétique, comme d’ailleurs la perception extérieure, n’atteint que l’individuel, tandis que l’intuition philosophique serait une perception intérieure à la vie même, il ne faut sans doute entendre ces distinctions que comme des directions, ces concepts que comme des limites théoriques. Ni l’architecture, ni surtout la musique n’atteignent l’individuel. La profonde théorie de la musique qu’a donnée Schopenhauer conviendrait fort bien au bergsonisme. La musique, de même que la métaphysique, nous fait coïncider avec l’être même du monde ; l’univers nous apparaît comme une musique congelée qu’un rayon de soleil suffit à rendre liquide et fluente, et c’est ce rayon que le génie d’un grand musicien apporte. Même la poésie lyrique, à ce point de vue, est musique. Si certaines de ses formes impliquent une âme et presque une chair individuelles, il en est d’autres qui nous mettent en contact non plus avec une nature individuelle, mais avec l’univers même. Je reviens au Satyre parce que le Satyre c’est l’Évolution Créatrice non plus pensée par la raison d’un philosophe, mais vécue dans l’inconscient d’un poète, exprimée dans un état presque miraculeux de tension verbale. Inversement la philosophie, si elle consiste dans l’intuition du monde, implique aussi, et peut-être d’abord, l’intuition de nous-mêmes. Le Connais-toi de Socrate, le Cogito cartésien sont ses démarches élémentaires. Et toute philosophie complète s’achève par une morale, c’est-à-dire par l’individu se créant lui-même.

Le philosophe se crée lui-même, l’artiste crée de lui-même. La fin de la philosophie c’est de coïncider avec l’être. La fin de l’art c’est de coïncider avec la nature productrice de l’être. « Qu’est-ce que tout cela ? — Comment tout cela est-il donc fait ? Parvenues à une grande précision et posées avec persistance, la première question produit le philosophe et la seconde l’artiste, le poète[1]. » Ainsi parle Schopenhauer, et cela pourrait se traduire en termes bergsoniens. Question inconsciente chez le poète ou l’artiste : ils ne se demandent pas formellement comment cela est fait, mais ce qu’ils font se fait comme cela se fait. Et c’est en fixant ses yeux sur le travail de l’artiste, en le reproduisant idéalement, en sympathisant avec lui, que le philosophe aura le plus de chances de saisir sous sa forme la plus pure le mystère de l’évolution créatrice. Montaigne avait raison de dire qu’il

  1. Le Monde comme Volonté, III. p. 194.