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LE MONDE QUI DURE

jusqu’à un certain point, au pouvoir réfléchissant de telle sculpture puissamment dynamique, comme la Danse de Carpeaux.

Il n’y a d’ailleurs aucune œuvre plastique, ni même aucune œuvre d’art, littéraire, musicale ou autre, qui ne participe à ce dynamisme, ni qui ne réfléchisse une action, un mouvement possible, aucune qui ne se ramène à un schème dynamique. Mais les très grandes œuvres d’art seront celles où ce pouvoir réflecteur atteindra une fécondité indéfinie et presque éternelle. Dans un outil, il n’y a que pouvoir utile, entièrement absorbé par l’action qui le met en œuvre. Dans une automobile il y a pouvoir utile, celui qui fait la raison d’être de toute machine, et pouvoir réflecteur, le pouvoir de réfléchir sur le monde, sur l’espace, sur notre vie entière, du mouvement virtuel indéfini, d’incorporer pour nous à l’univers un schème de mouvement, une idée de mouvement. Mais ce pouvoir réflecteur reste limité, en ce qu’il est étroitement lié au pouvoir utile et disparaîtra très prochainement avec lui : dans dix ans, quand les modèles actuels d’automobile seront déclassés, la machine ne réfléchira plus, pour un spectateur, du mouvement, mais du retard, de l’obstacle, du poids mort. Dans le monde des œuvres d’art vraies, le pouvoir utile a disparu complètement et il ne reste que le pouvoir réflecteur. Le Parthénon, la Cène, Polyeucte, la Flûte Enchantée ne servent à rien, mais ils conservent un pouvoir réflecteur indéfini. Comme notre perception du monde extérieur consiste à réfléchir sur lui les schèmes d’action possible qu’il implique, et à laisser passer, à ignorer le reste, de même ces grandes œuvres réfléchissent indéfiniment sur nous les schèmes d’une action idéale, et vivante parce que toujours manifestant comme la vie des richesses et des inventions nouvelles. L’œuvre d’Homère, de Phidias, de Dante, de Michel-Ange, de Shakespeare, de Corneille, de Hugo, c’est cela même dont leur œuvre ne fait que le moyen, ou la source : la réflexion, la projection, sur le monde physique et surtout moral, d’un faisceau de lignes qui découpent dans ce monde un monde particulier, dans cette interaction une action déterminée et canalisée. Par eux sont projetées ces réalités non fixées, mais vivantes et mobiles, qui parlent au corps et à l’âme de tout être cultivé, un monde homérique, un monde phidien, un monde dantesque, un monde michelangesque, un monde shakespearien, un monde cornélien, un monde hugolien. Mondes aussi réels que les mondes nationaux, grec, français, anglais, russe, chinois. Si un artiste est un monde, une œuvre d’art est ce qui réfléchit ce monde sur le monde.