Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
LE BERGSONISME

L’œuvre d’art tient donc, au sommet vivant de la perception, la place qu’un puissant, qu’un démoniaque — ou divin — amour tient au fond de la sensation. Le pouvoir absorbant de l’amour équilibre à l’extrémité opposée le pouvoir réflecteur, ou rayonnant, de l’art. Entendons par là l’amour charnel et total des grands amants, et non ce complexe raffiné d’amour et d’art que la courtoisie du moyen-âge a légué à la sensibilité moderne. Grand amour qui, on l’a dit souvent, est, sous sa forme pure, aussi rare que la grande œuvre d’art. Sa nature le rend en tout cas beaucoup plus secret. La musique seule, par des affinités mystérieuses, peut rendre presque pur ce pouvoir absorbant de l’amour. Écoutez Tristan et Yseult. Wagner a choisi cette légende parce qu’il savait qu’un philtre magique, consubstantiel d’ailleurs avec l’esprit de la musique, pouvait seul absorber l’homme et la femme dans cet absolu et dans ce poids presque planétaire, pressentis par le reste des humains derrière le rideau — social encore — de l’amour physique, de l’amour-goût, de l’amour-passion. Même si nous regardons l’amour sous des formes plus modestes, aimer naturellement c’est absorber plus ou moins l’être aimé. Amoureuse a figuré dans un beau tableau dramatique le pouvoir absorbant de l’amour, nous y voyons Etienne Fériaud rétrécir, diminuer, fondre, comme la Peau de Chagrin de Balzac. Notre vieille peau humaine peut d’ailleurs subir des destins pires…

Bien entendu il ne s’agit là que des formes pures, des formes limites de l’amour et de l’art. Dans la réalité elles sont constamment associées. L’art est le fruit ou le substitut de la vie érotique, la beauté est une promesse de bonheur. Il y a entre l’amour et l’art le même rapport qu’entre l’instinct et l’intelligence, puisque l’amour est la forme suprême de notre vie instinctive, et l’art la forme suprême de notre vie intellectuelle. Forme suprême ou plutôt plan supérieur. La perception projette sur le monde les lignes de notre intérêt. L’art, lui, projette non des lignes d’intérêt, mais des lignes de vie. Une esthétique bergsonienne rejoindrait peut-être, par sa forme très générale, celle de Schopenhauer. Pour Schopenhauer, la représentation, qui est au service de la volonté, peut renoncer à ce service, se prendre elle-même pour objet, et créer ainsi le monde esthétique, qu’on appellerait, en un certain sens, le monde de la perception libre. Dans l’esthétique bergsonienne, l’art serait peut-être une manière de rendre désintéressée l’intelligence en restituant à ses objets ce ton vital que suppriment les schématismes utilitaires de la