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LE MONDE QUI DURE

contraction ou une dilatation, une continuité ou un arrêt, donne deux réalités contraires. Ces contraires ne sont plus les extrêmes d’un genre, mais les moments d’un mouvement. Ainsi s’explique le rire. La matérialité, qui est la descente, ou l’arrêt, de l’élan vital, met en nous le rire comme elle y met l’oubli. C’est quand nous voyons la vie tourner à la matière que nous rions. La matière « voudrait fixer les mouvements intelligemment variés du corps en plis stupidement contractés, solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la physionomie, imprimer enfin à toute la personne une attitude telle qu’elle paraisse enfoncée et absorbée dans la matérialité de quelque occupation mécanique, au lieu de se renouveler sans cesse au contact d’un idéal vivant. Là où la matière réussit ainsi à épaissir entièrement la vie de l’âme, à en figer le mouvement, à en contrarier enfin la grâce, elle obtient du corps un effet comique. Si donc on voulait définir ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait l’opposer à la grâce plus encore qu’à la beauté. Il est plutôt raideur que laideur[1] ». Le rire corrige donc comme une philosophie spontanée la tendance à l’inertie, il joue un rôle bienfaisant, il est d’accord avec le secret du monde, rétablit la vie dans son aisance, son mouvement et sa grâce. Les Lacédémoniens, sachant que leur vie sociale risquait de les laisser raides et sans grâce, avaient sagement élevé un autel au Rire.

C’est ainsi que « les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une simple mécanique[2] ». La répétition sous toutes ses formes humaines fait rire. Pascal l’avait remarqué. « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire par leur ressemblance. » C’est précisément qu’il est de l’essence de la vie de ne jamais se répéter, et qu’en se répétant elle prend un caractère mécanique. Les Sosies et les Ménechmes ont l’air d’être fabriqués en série. De là le comique du cliché. De là le comique professionnel. Tous les métiers, militaire, professoral, sacerdotal, médical, commercial, ont leur comique particulier et inévitable, car tout métier implique un automatisme, des répétitions, des clichés.

Nous ne rions pas de la répétition en elle-même, mais de la vie qui se répète. Nous ne rions pas du mécanique, mais du mécanique lors-

  1. Le Rire, p. 29.
  2. Id., p. 31.