Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70
LE BERGSONISME

depuis la Jalousie du Barbouillé jusqu’aux Femmes Savantes en passant par le Bourgeois gentilhomme, s’est gaillardement escrimé contre eux. Plus heureux que Socrate et Platon, M. Bergson n’a pas été traduit sur la scène comique. Mais le Monde où l’on s’ennuie ayant donné aux journaux une idée générale de ce que « doit être » un philosophe à succès, on a appliqué à M. Bergson cette idée usuelle (la part de feu impliquée par cette fumée étant presque nulle). Qu’un philosophe fût connu en dehors des murs de sa salle, cela devait se traduire, pour les journaux, par un parterre de femmes du monde et par des limousines à la porte du Collège de France. Les auditeurs de M. Bergson n’ont guère vu des unes ni des autres, mais la légende a eu la vie dure, et il est entendu, même dans la littérature sérieuse, que l’intuition bergsonienne charme les mondaines et fractions de mondaines, comme il l’était à Athènes que la dialectique corrompait la jeunesse.

Avec M. Bergson la philosophie a, je ne dirai pas contre-attaqué, mais pris sa revanche. Elle a traduit là scène comique à sa barre. Les comiques, depuis Aristophane, demandaient aux philosophes de les faire rire. M. Bergson a demandé au rire et à la comédie de montrer leur philosophie. Et il l’a fait avec tant de persuasion courtoise et d’autorité calme que tous deux, au lieu de découvrir leurs dents, lui ont obéi. Et la philosophie du rire s’est trouvée n’être autre que la philosophie de M. Bergson. M. Benda s’en va répétant sur la rive droite que les grandes dames, les très grandes dames sont bergsoniennes. M. Le Roy, sur la rive opposée, a proclamé que Riquet, chien du professeur Bergeret, est bergsonien. Le Rire nous montre que rire étant le propre de l’homme est encore plus particulièrement celui du bergsonien, et que nos éclats de rire nous installent d’un coup au cœur de cette opposition entre le mécanique et le vivant à laquelle le philosophe n’atteint que par des méandres subtils et après une méditation prolongée. M. Bergson, comme Berkeley, tient à se concilier le sens commun, et il montre dans le rire une sorte d’approbation que le sens commun apporte à sa doctrine. Cette « brimade sociale » redresse, dans le sens de la souplesse vivante, l’homme qui penchait dans le sens de l’automatisme.

La marche que suit d’ordinaire la philosophie chez M. Bergson, c’est la recherche d’une sorte de mouvement unique et central, qui par ses seules variations de degré, par une tension ou une détente, une