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LE MONDE QUI DURE

ment intérieur. Quand le changement est provoqué par une cause extérieure, ou physique, et qu’en même temps il est brusque, il fait généralement rire. Nous tombons alors dans ce que M. Bergson appelle le système du pantin à ficelles. L’Avare en présente deux exemples. Rien n’est plus facile à un acteur que de faire rire avec le changement de costume de maître Jacques. Mais le rire est à la fois plus délicat et plus typique dans la scène où Frosine alterne sur Harpagon l’effet des espérances d’amour qu’elle lui fait concevoir et des demandes d’argent qu’elle lui insinue. Nous rions de la vie humaine quand elle se résoud devant nous en vie mécanique. On conçoit dès lors que le rire d’autrui nous apparaisse comme un succès pour nous quand nous le provoquons volontairement, et comme une humiliation quand nous le suscitons involontairement. (On sait que le courrier des grands pitres contient encore plus de déclarations enflammées que le courrier des ténors.) Dans le premier cas la vie est maîtresse de ses mécanismes, et c’est là le fond même du génie comique, fait, sous ses formes profondes, de clairvoyance triste. Dans le second cas, le rire d’autrui marque pour nous une diminution de vie, une diminution d’humanité, une victoire du mécanisme. Le triomphe de l’homo faber c’est l’homme mécanicien, sa défaite c’est l’homme mécanisé.

En second lieu le rire s’adresse à l’intelligence pure. Nous ne rions pas d’un être avec lequel nous sympathisons. Bossuet, dans ses Maximes sur la Comédie, rappelle le Væ ridentibus ! de l’Évangile, et remarque que si Jésus a pleuré sur Lazare, il ne nous est pas dit qu’il ait jamais ri. Certes le rire n’est pas nécessairement intelligent, et souvent nous n’hésitons pas à le trouver stupide, particulièrement quand nous en sommes victimes. Mais si l’intelligence est toujours mécanicienne, elle n’est pas toujours intelligente (et j’entends par là qu’elle n’éprouve pas bien toujours ses limites du côté de l’intuition). Nous rions quand la vie nous apparaît sous un aspect mécanique, mais saisir les mécanismes pour les reproduire au besoin c’est la fonction propre de l’intelligence. Quand nous rions, nous nous faisons à nous-même l’effet du mécanicien et du vivant par rapport au mécanique et à l’automatique, dont nous rions. Rire nous donne donc l’illusion de participer à une puissance, non à une puissance sur la matière, mais à une puissance sur la vie lorsqu’elle prend, pour que nous la dominions, une figure matérielle. De là le caractère tonique, sthénique, du rire. Le grand rire de Rabelais et de Molière nous paraît une force, non à