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LE BERGSONISME

nous sortons de la vie et que nous passons à la matière, la continuité fait place à la répétition. Or le rire naît de ces deux défaillances de la vie, de ces deux ruptures de l’élan vital, de ces deux apparitions du mécanique sous le vivant : la répétition et la nouveauté. Comme elles n’ont guère qu’un point commun, qui est de faire également rire, en appliquant la méthode de différence on aperçoit la cause du rire. Il suffit d’ouvrir Molière pour voir à quel point la répétition est un élément de comique : le pauvre homme ! qu’allait-il faire… etc. Les journalistes qui, avec leur article quotidien, veulent amuser la galerie, le savent bien : une plaisanterie médiocre ou un sobriquet d’un goût douteux finissent par devenir comiques quand on les a répétés plusieurs années. Mais la nouveauté aussi peut faire rire. Un magistrat en robe ne fait pas rire du tout sur son tribunal. Il fait rire si nous le rencontrons se promenant en ce costume dans la rue : nouveauté dans le temps (nous n’y sommes pas habitués) et nouveauté dans l’espace (il est seul à être costumé ainsi). Nous rions ici, dira-t-on peut-être moins à cause de la nouveauté qu’à cause d’une apparence de déguisement. Mais dans d’autres cas, nous rions d’une nouveauté qui n’a rien d’un déguisement. Dans l’Ami des Femmes une fillette de quatorze ans veut entrer au couvent parce qu’elle est amoureuse sans espoir d’un niais à belle barbe. De Ryons la guérit ainsi : le barbigère est amoureux de mademoiselle Hackendorff, à qui de Ryons persuade d’exiger de lui le sacrifice de l’ornement qui fait sa gloire. Quand la fillette aperçoit Chantrin le menton nu, elle éclate de rire, et comme on n’aime pas ce qu’on trouve ridicule, son amour s’envole, et Dieu ne l’appelle plus. Si Chantrin avait toujours été glabre, elle l’eût peut-être aimé du même feu que barbu, et de Ryons eût été plus embarrassé, le changement, et par conséquent l’effet de ridicule, devenant plus difficiles. Un enfant à l’opulente chevelure qui arrive un jour en classe tondu fait rire ses camarades : La nouveauté suffit alors à l’effet comique, mais elle éprouve, dirait-on, pour que l’effet comique s’épanouisse, le besoin de se compléter par le déguisement : les mauvais plaisants appellent volontiers le nouveau tondu rat ou tête de veau. En serrant de plus près la question on verra que le changement ne fait rire que s’il est brusque, c’est-à-dire s’il prend un caractère de raideur mécanique. Frégoli intéressait, mais ne faisait pas rire, ou du moins ses changements par eux-mêmes ne faisaient pas rire, parce qu’ils s’opéraient rapidement, continûment, gracieusement, avec le fondu qui caractérise l’opération de la vie et qui vient d’un mouve-