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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/91

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LE MONDE QUI DURE

caserne est dressé par le rire (dans lequel il fait bien vite sa partie) autant que par l’exercice et la théorie.

La vie d’autrui nous apparaît constamment sous son aspect d’automatisme, et c’est pourquoi notre rire brime autrui pour l’assouplir. Castigat ridendo mores. Mais notre vie à nous, éprouvée de l’intérieur, ne nous paraît impliquer nul automatisme. Se croire toujours investi de la pure et parfaite raison, c’est être un homme, c’est vivre. Et, pareillement, se voir toujours dans une souplesse parfaite, même si on est l’archevêque de Grenade, Bridoison ou Ramollot. On ne rit pas de ce qu’on aime, c’est-à-dire, d’abord, qu’on ne rit pas de soi. Mais à côté du rire il y a le sourire (dont ne parle pas M. Bergson et auquel M. Georges Dumas a consacré une élégante monographie). Or on sourit à ce qu’on aime. Le sourire des parents, dit le poète, nous apprend à nous tenir à la table des dieux et nous rend digne du lit des déesses. Entendez qu’il est le frère indulgent et lumineux du rire, et qu’il collabore avec lui pour nous mener à la vraie, large et belle vie humaine. Virgile les confond d’ailleurs ici dans le même mot, cui non risere… Dans le rire, la souplesse de la vie s’affirme par opposition à la raideur d’un mécanisme, et comme en haine de lui : aussi implique-t-il sinon un fond de méchanceté, au moins l’indifférence propre à l’intelligence pure. Dans le sourire la souplesse de la vie s’affirme pour elle seule. On rit de quelqu’un, on ne rit pas à quelqu’un. On peut sourire de quelqu’un (car le sourire n’est souvent qu’une forme disciplinée et moins physique du rire). Mais on sourit aussi à quelqu’un. L’enfant sourit à sa mère et la mère sourit à l’enfant, et ils ne sourient pas l’un de l’autre, mais chacun des deux sourires, qui d’ailleurs attire et provoque l’autre, a ce sens très clair : Je suis là et je vis. Je ne suis pas un être mécanique et seulement intelligent, arrêté à une fonction, occupé à une besogne, je suis le débordement de création heureuse, cette disponibilité de possibles, où la pure fleur de la vie s’épanouit, se reconnaît en autrui, se donne à autrui. Le rire n’appartient qu’à l’intelligence, mais le sourire appartient à la vie. Il n’est guère admis qu’on puisse rire de rien, mais on peut fort bien sourire en ne souriant de rien, sourire parce qu’on vit, et ce sourire, chez un être docile aux impressions physiques, comme l’enfant ou la jeune fille, pourra même s’épanouir en rire franc sans cesser d’appartenir par sa cause à l’ordre du sourire. On sait d’ailleurs que le mécanisme du rire est utilisé par différents courants de sensibilité. Je crois que les tribunaux se sont occupés, il y a un siècle environ,