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LE BERGSONISME

d’un Landru qui avait fait mourir plusieurs de ses femmes successives dans les convulsions du rire en leur chatouillant la plante des pieds. La psychologie doit souvent s’attacher à des directions plutôt qu’à des états. Or les directions du rire et du sourire peuvent concorder dans les mêmes états physiques, elles n’en sont pas moins différentes, bien que leur explication soit puisée à un principe commun, à un même élan vital.

J’ai dit qu’on ne rit pas de soi-même. En principe. Mais n’oublions pas que le rire appartient à l’intelligence. La forme la plus haute de l’intelligence consiste à se connaître soi-même, et, à un certain degré de lucidité, de clairvoyance, on rira fort bien de soi. Dans Bouvard et Pécuchet, il est visible que Flaubert rit de lui-même. Il prétendait que le matin, quand il faisait sa barbe, il éclatait de rire devant son miroir. On ne conçoit pas qu’un imbécile puisse rire de lui-même. Mais nulle part cette faculté de l’intelligence supérieure et créatrice n’apparaît mieux que chez le poète comique. Presque tous nos grands poètes comiques ont sorti et produit, pour en faire un sujet de rire, quelque chose qui était en eux. À commencer par-Molière. Époux quadragénaire d’une très jeune femme, il a écrit l’École des Femmes. Censeur des mœurs de son temps, il a écrit le Misanthrope. Malade, il a, dans sa dernière pièce, tiré sur la scène, pour qu’on en rît, tout l’attirail déplaisant de la maladie. Le joueur Regnard a écrit le Joueur, l’intrigant Beaumarchais a écrit Figaro. À vrai dire ni Valère ni Figaro ne sont proprement ridicules, mais ils font comme les centres de tourbillons de rire. Bien des romanciers ont fait comme les comiques. Cervantès a mis beaucoup de lui-même dans Don Quichotte, et Gogol disait s’être délivré de ses vices en les incarnant dans les personnages des Âmes Mortes. N’allons d’ailleurs pas trop loin dans cette voie. Faire rire d’un personnage qu’on a tiré de soi, ce n’est pas nécessairement faire rire de soi. Jamais aucun auteur de Mémoires ne s’y est représenté sous des traits ridicules. C’est bien contre son gré que Montaigne lui-même le devient pour son lecteur, lorsqu’il nous bourre le crâne avec ses ancêtres et sa gentilhommerie. Il n’y a guère qu’à titre d’exception rare qu’un homme puisse se plaire, en artiste, à ses propres ridicules. En revanche cela n’arrivera pas à une femme. Notons d’ailleurs que, dans ce cas, on échappe à l’automatisme par la conscience même de l’automatisme. L’automatisme prend la figure d’un automatisme volontaire, comme chez l’acteur comique. On peut exploiter ses ridicules par vanité. Ainsi la distraction est un ridicule, un des