Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/101

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et une grande naïveté, c’est-à-dire, en somme, de la sottise. Il fallait à Flaubert un tel personnage pour satisfaire à la fois son instinct de poète et sa faculté critique, son goût de la beauté et son goût du grotesque triste.

Plus précisément, chez Emma comme chez Don Quichotte, le désir et les choses désirées n’ont pas le même coefficient, ne sont pas placés par l’auteur sur le même plan. Le désir sensuel d’Emma, l’imagination généreuse de Don Quichotte, sont par eux-mêmes des réalités magnifiques où Cervantès et Flaubert reconnaissent et projettent le meilleur de leur cœur. Ils admirent le désir et l’ivresse, mais ils sourient des choses désirées, du flacon qui sort d’une pharmacie ridicule. Ni l’un ni l’autre n’ont d’illusion sur la valeur des objets de désir et d’imagination, et une moitié de l’artiste, la moitié réaliste, peindra impitoyablement ces objets médiocres et dérisoires. Flaubert n’écrivit Madame Bovary qu’après avoir été chercher au pays même de l’Ecclésiaste de nouvelles raisons de dégoût et son diplôme d’aumônier des Dames de la Désillusion.

En dehors de son désir et de ses sens, tout en elle est médiocre. Elle est marquée d’un trait terrible, « incapable de comprendre ce qu’elle n’éprouvait pas, comme de croire à tout ce qui ne se manifestait pas par des formes convenues ». Elle a conservé un fond de paysanne normande, « guère tendre, ni facilement accessible à l’émotion d’autrui, comme la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l’âme quelque chose de la callosité des mains paternelles ».

Elle est ardente beaucoup plus que passionnée. Elle est faite pour aimer l’amour, aimer le plaisir, aimer la vie, beaucoup plus que pour aimer un homme, faite pour avoir des amants plus que pour avoir un amant. Évidemment elle aime Rodolphe de toute sa chair, et ce moment est celui de sa pleine, parfaite et brève floraison, mais il suffit de sa maladie pour faire passer cet amour. Ce n’est pas par l’amour qu’elle périt, mais par une faiblesse et une imprévoyance générale, une candeur qui la dispose à être trompée, tant en affaires qu’en amour, l’incapacité de vivre ailleurs que dans le présent, de ne pas céder à une impulsion. Lorsque, dans son premier amour silencieux pour Léon, elle paraît résister, et résiste en effet, cette résistance extérieure n’est que la carapace à l’inté-