Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/102

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rieur de laquelle s’épanouit librement et ardemment ce que Flaubert connaissait si bien, la delectatio morosa. « Les bourgeoises admiraient son économie, les clients sa politesse, les pauvres sa charité. Mais elle était pleine de convoitise, de rage et de haine. Cette robe aux plis droits cachait un cœur bouleversé, et ces lèvres si pudiques n’en racontaient pas les tourments. Elle était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à son aise se délecter en son image. La vue de sa personne troublait la volupté de cette méditation. Emma palpitait au bruit de ses pas ignorés ; en sa présence, l’émotion tombait, et il ne lui restait ensuite qu’un immense étonnement qui se finissait en tristesse. » (Ne sont-ce pas là des souvenirs d’adolescence que Flaubert tire de sa mémoire, et qu’il transpose audacieusement en une femme ?) Tout cela fait le temps nécessaire à l’être nouveau d’Emma pour se former à l’intérieur d’elle-même, et sortir à la lumière quand le moment sera venu. Alors, dès que le désir sensuel de son amant la saisira, elle ira simplement le chercher chez lui. Sa dernière vie, celle qui la conduira à la mort, sera une vie toute personnelle, toute réduite à l’injustice et au crime de l’individu. Le roman de Flaubert est aussi janséniste que la Phèdre de Racine, et il a donné à la mort d’Emma une figure de damnation. Il a voulu que le démon y fût présent, sous la figure de l’aveugle, du monstre grimaçant entrevu dans ces voyages à Rouen qui la menaient à l’adultère, du mendiant à qui elle a jeté sa dernière pièce d’argent comme le suicide jette au diable une âme perdue. Elle meurt dans un rire atroce de désespoir et d’horreur en l’entendant chanter sous sa fenêtre : « Croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement. » Et ce symbole de damnation était certainement dans l’esprit de Flaubert, qui, écrit-il à Bouilhet, a absolument besoin que l’Aveugle soit à Yonville pour la mort d’Emma et a dû imaginer à cet effet la pommade du pharmacien. Lamartine qui fut bouleversé par Madame Bovary, disait à Flaubert que cette fin le révoltait, que l’expiation était par trop disproportionnée à la faute. Et il est bien évident que nous sommes là sur le registre opposé à Jocelyn.

C’est que Lamartine dans Jocelyn se complaisait en lui-même, tandis que Flaubert dans Madame Bovary s’acharne