Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sens du corps humain et un Rembrandt le sens de la lumière ; le sens de la bêtise comme être, alors que, pour les intelligences ordinaires, la bêtise, c’est le non-être. « Avez-vous quelquefois réfléchi, écrit Flaubert le 6 octobre 1850, pendant ce voyage d’Orient, où se sont formées en somme toutes les idées de Madame Bovary, cher vieux compagnon, à la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable, rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a, sur la colonne de Pompée, écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance… Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien dans la vie n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ! Et puis, c’est qu’ils vous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils sont si heureux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage, on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroces. » Évidemment, Flaubert n’a pas peint Homais avec férocité. Son imbécile de la vie ordinaire est vu à travers le voile de l’art, comme les premiers étaient vus à travers le mouvement du voyage.

Si Flaubert s’est proposé de peindre dans Homais un imbécile, encore faut-il s’entendre. Ce n’est nullement un négatif comme Charles ou Léon, c’est un positif comme Emma, c’est-à-dire un être qui fait saillie et qui s’impose par quelque qualité exceptionnelle et admirable. Cette qualité était chez Emma la sensualité. C’est chez Homais le sens pratique. Tout chez lui se tourne en réalité, en adaptation. Il est l’homo faber qui doit nécessairement réussir. « La tête d’ailleurs plus remplie de recettes que sa pharmacie ne l’était de bocaux, Homais excellait à faire quantité de confitures, vinaigres et liqueurs douces, et il connaissait aussi toutes les inventions nouvelles de caléfacteurs économiques, avec l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades. »

On ne l’imagine pas dans un autre métier que celui de pharmacien. La psychologie professionnelle intervient ici, et le pharmacien de Flaubert vaut les médecins de Molière et les hommes de loi de Balzac. Flaubert, fils et frère de médecins,