Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/118

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n’a pas trop ridiculisé les médecins ; le docteur Larivière, figure de son père, est le seul personnage de Madame Bovary qui soit peint en valeurs absolues de respect ; Bovary n’est qu’un officier de santé, c’est-à-dire zéro pour une famille de docteurs, et la figure de Canivet est beaucoup plus dure pour les Normands que pour Canivet lui-même, car Flaubert lui a donné exactement le caractère, les traits, les habitudes (et la clientèle) d’un vétérinaire. Mais le pharmacien de campagne, toujours plus ou moins médecin marron, est, pour un médecin, l’ennemi, et les coups que Flaubert lui assène vengent toute la corporation du docteur Larivière. Flaubert nous dit que tous les pharmaciens de la Seine-Inférieure se sont reconnus en Homais. Parbleu !

La défaite des Bovary, la victoire d’Homais ont lieu sur tous les registres. L’un fait sa fortune, comme Lheureux, sur la ruine des autres. À Tostes, Bovary avait une clientèle nombreuse ; à Yonville, les malades sont soutirés par Homais. Les jours de marché, on s’écrase dans sa pharmacie « moins pour acheter des médicaments que pour prendre des consultations, tant était fameuse la réputation du sieur Homais dans les villages circonvoisins. Son robuste aplomb avait fasciné les campagnards. Ils le regardaient comme un plus grand médecin que tous les médecins. »

Tel est bien le trait qui le carre solidement, un robuste aplomb. C’est par-là qu’il tient une place énorme, devient immense, figure vivante de la prospérité. Il s’occupe de tout, s’ingère dans tout, marchant par la voie royale de son intérêt, comme le jour du Comice il descend la grand-rue d’Yonville, « sourire aux lèvres et jarret tendu, distribuant de droite et de gauche quantité de salutations et emplissant beaucoup d’espace avec les grandes basques de son habit noir qui flottait au vent derrière lui », Thomas de Sunderland sur sa colonne.

C’est d’ailleurs, comme son voisin le roi d’Yvetot, un monarque débonnaire. Il ne voit couler sans émoi que le sang des autres. Chez lui, pour éviter les accidents, les couteaux ne sont pas affilés, les parquets pas cirés, les fenêtres sont grillées. Lors du feu d’artifice, il pense à l’incendie, lors de la promenade d’Emma aux accidents, et, quand Justin va au capharnaüm, à l’arsenic.

Ce pharmacien s’érige comme l’intellectuel d’Yonville ;