Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/12

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profiter de tout, je suis sûr que ce sera demain d’un dramatique très sombre et que ce pauvre savant sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses pour ma Bovary ; cette exploitation à laquelle je vais me livrer et qui semblerait odieuse si on en faisait la confidence, qu’a-t-elle donc de mauvais ? J’espère bien faire couler des larmes aux autres avec ces larmes d’un seul, passées ensuite à la chimie du style. Mais les miennes seront d’un ordre de sentiment supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera, et il faut que mon bonhomme (c’est un médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs[1] ! » C’est, pour le romancier observateur aussi bien que pour le médecin, un devoir professionnel que de cultiver une certaine insensibilité naturelle, mais cette insensibilité ne s’ennoblit que si on la tourne encore sur soi-même, si elle devient bilatérale. « Je me suis moi-même, ajoute Flaubert, franchement disséqué au vif dans les moments peu drôles. » Et si Mme Bovary c’est lui, si Bouvard et Pécuchet c’est encore lui, on conviendra que, comme des médecins ont pu observer avec une impersonnalité scientifique leur cancer ou leur phtisie, aucun romancier n’a poussé aussi loin que Flaubert le cœur de s’étendre sur une dalle d’amphithéâtre. Non seulement présence du médecin, mais du carabin. L’esprit du carabin est un humour professionnel, tout comme celui du soldat, du professeur ou du voyageur de commerce. Mais il prend naturellement pour le dehors une ligne macabre, cynique, et qui fait froid dans les os de la « clientèle ». Une partie de l’humour de Flaubert, surtout dans sa correspondance, vient de là. C’est un humour de la matière, scatologique pour le dehors. Dans les deux curieuses lettres qu’il écrivit aux Goncourt à propos de Sœur Philomène, Flaubert regrette de ne pas trouver assez de cet humour-là, et il leur cite des anecdotes effroyables qui, elles, sentent bien la dalle d’amphithéâtre et la mouche verte.

Le matérialisme médical l’a d’autant plus tenu que non seulement son père, mais sa mère, fille, elle aussi, d’un médecin, étaient étrangers à toute préoccupation religieuse. Évidemment les enfants étaient baptisés et faisaient leur première communion, on se mariait et on était enterré à l’église, parce que c’était reçu, et nécessaire pour la clientèle. Mais voilà tout. Pas

  1. Correspondance, t. III, p. 225.