Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/124

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et c’est un succès, soixante-dix représentations. Les deux amis sortent ensemble de l’obscurité normande, abordent en compagnie la pleine lumière et le grand courant.

Flaubert n’est cependant pas au bout de ses ennuis et de ses clameurs. C’est d’abord l’affaire des suppressions. Du Camp a reçu un manuscrit que les conseils de Bouilhet avaient déjà fort allégé. Une trentaine de pages étaient tombées au dernier moment, en particulier les conversations du bal de la Vaubyessard (une édition critique de Madame Bovary nous rendra peut-être un jour tout cela). Bouilhet a obtenu encore la disparition du jouet des petits Homais, d’une page sur les fredaines de Charles. Et dès que le roman commence à s’imprimer dans la revue, les « longueurs » ou les « hors-d’œuvre » gênent les deux directeurs. Du Camp voudrait supprimer la noce et Pichot le Comice agricole. La scène du fiacre les terrorise. Il faut que Flaubert, après des hurlements pareils à ceux de l’amputé du Lion d’Or, la laisse couper, tout en protestant par une note.

Notons à la décharge de Du Camp que ce métier de directeur de revue comporte des ennuis particuliers, quand la revue publie ce que les abonnés lui demandent : des romans. Le contrôle de l’abonné sur les romans de sa revue préoccupe autant le directeur d’une revue que le contrôle des comités et des cadres préoccupe un parlementaire.

Surtout de l’abonné de province. Et les trois quarts des abonnés sont de province. Madame Bovary, mœurs de province, cela tombait sous leur contrôle direct. Il est bien fâcheux que Du Camp ne nous ait pas conservé quelques lettres d’abonnés. Mais nous avons de lui une manière de rapport général dans ses Souvenirs Littéraires.

« Dès que les premiers chapitres eurent paru, les abonnés s’indignèrent ; on cria au scandale, à l’immoralité. On nous écrivait des lettres d’une politesse douteuse ; on nous accusait de calomnier la France et de l’avilir aux yeux de l’étranger. Quoi ! il y a des femmes pareilles ! des femmes qui trompent leur mari, qui font des dettes, qui ont des rendez-vous dans des jardins, et qui vont dans les ombrages. Mais c’est impossible ! Quoi ! en France, dans notre belle France, en province, là où les mœurs sont si pures ! Est-ce pour nuire au gouvernement que nous imprimons de telles choses ? En ce cas notre