Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/136

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la pyramide, la pointe humaine. « Les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessein prémédité, et en apportant des grands blocs l’un par-dessus l’autre, à force de reins, de temps et de sueur, et ça ne sert à rien ! Et ça reste dans le désert ! Mais en le dominant prodigieusement. Les chacals pissent en bas et les bourgeois montent dessus, etc., continue la comparaison. » Ce diable d’homme a raison. Faguet, qui a monté, non seulement comme bourgeois en voyage, mais comme rédacteur du Bædeker, déclare l’ascension pénible : « C’est très fatigant, et c’est aussi ennuyeux que fatigant. Je ne crois pas qu’un seul lecteur soit de bonne foi s’il dit qu’il a lu Salammbô sans la laisser reposer plusieurs fois un assez long temps. On peut lire en trois jours Salammbô, mais seulement par ferme propos et gageure, et ce ne sera pas impunément[1]. » Quelle absurdité ! À seize ou dix-sept ans, j’ai lu Salammbô d’affilée avec autant de passion que j’en mettais à douze à dévorer les Enfants du capitaine Grant. Et je la relis d’un bout à l’autre sans la moindre fatigue, bien au contraire. Et il est certain que beaucoup en font et surtout en ont fait autant.

Certes, la pose de la pointe ne va pas toute seule. Flaubert recommence à geindre. « La psychologie de mes bonshommes me manque ! » Elle est tout de même venue, et pas mal venue. Sans mettre la psychologie de Salammbô sur le même pied que celle de Madame Bovary, elle réalise encore quelque chose d’assez fort.

Dans Salammbô, il y a bien Salammbô. Si elle tient plus de place dans le titre que dans le roman, c’est une faute, et Flaubert l’a reconnu. Flaubert, pendant longtemps, n’a pas su quel roman il écrirait sur l’Orient, mais il savait qu’il en écrirait un, et que son sujet serait la femme d’Orient. Ce sujet a même été un certain temps confondu avec celui de Madame Bovary, confusion dont il reste des traces dans Salammbô. Flaubert en effet écrivait d’Orient à Bouilhet : « À propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même, et ça m’embête considérablement : 1° Une nuit de don Juan, à laquelle j’ai pensé au lazaret de Rhodes ; 2° l’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire aimer par le dieu. C’est la plus haute,

  1. Flaubert, p. 46.