Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/137

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mais elle a des difficultés atroces ; 3° mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique entre son père et sa mère, dans une petite ville de province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles, au bord d’une rivière grande comme l’Eau de Robec. Ce qui me turlupine, c’est la parenté d’idées entre ces trois plans. Dans le premier, l’amour inassouvissable sous les formes de l’amour terrestre et de l’amour mystique. Dans le second, même histoire, mais on se donne, et l’amour terrestre est moins élevé en ce qu’il est plus précis. Dans le troisième, ils sont réunis dans la même personne, et l’un mène à l’autre, seulement mon héroïne crève d’exaltation religieuse après avoir connu l’exaltation des sens[1]. » Ce motif qui lui court dans l’esprit, c’est l’histoire d’une femme sensuelle qui s’ennuie et se consume dans le vide. Cela finira par cristalliser autour de « l’histoire de Delamarre ». Mais, en Égypte, la vision binoculaire implique pour lui une même figure dans deux milieux, dans une Flandre balzacienne et dans une archéologie africaine. Cette même vision donnera Madame Bovary et Salammbô. « Ne voyez-vous pas, écrit-il à Mlle  Leroyer de Chantepie, qu’elles sont toutes (les femmes) amoureuses d’Adonis ? C’est l’éternel époux qu’elles demandent. Ascétiques ou libidineuses, elles rêvent l’amour, le grand amour ; et pour les guérir (momentanément du moins), ce n’est pas une idée qu’il leur faut, mais un fait, un homme, un enfant, un amant[2]. » Évidemment, ce n’est pas très neuf, mais enfin, à cette époque, Flaubert conçoit ses romans, quel que soit leur milieu, comme des études de femmes tourmentées par le rêve sensuel de l’impossible.

Il est bien vrai néanmoins qu’autant Emma Bovary donne l’impression d’une réalité vivante et solide, autant Salammbô nous paraît d’abord peu réelle. Ses vraies sœurs, ce n’est pas la femme normande d’Yonville, c’est l’Hérodiade de Mallarmé, c’est la Jeune Parque de Paul Valéry. Elle est un prétexte à joyaux et à rêves. Flaubert d’ailleurs en convient. Il a eu l’idée, dans Salammbô, de représenter la femme d’Orient, et aucun Occidental ne peut savoir ce que c’est qu’une femme d’Orient, il ne peut que la deviner, la fabriquer. Et Flaubert

  1. Correspondance, t. II. p. 253.
  2. Correspondance, t. IV, p. 313.