Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/138

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l’a fabriquée un peu avec son rêve à lui, puisque c’est en lui qu’il portait son véritable Orient. S’il a pu dire : « Mme  Bovary, c’est moi », il aurait pu tenir le même propos sur Salammbô, qui est un peu la Tentation de 1849 filtrée à travers Madame Bovary. « Si je ne peux rien aligner maintenant, dit-il, si tout ce que j’écris est vide et plat, c’est que je ne palpite pas du sentiment de mes héros, voilà tout[1]. » Mais il a fait palpiter Salammbô de quelques-uns de ses sentiments, transposés en nature féminine, il a créé jusqu’à un certain point en elle une figure de son vide intérieur, de ses désirs, de ses rêves. Cette femme au serpent, sous la lune, c’est bien la pointe de la pyramide qu’il a construite. Si la première idée de Salammbô est une idée de Carthage, la seconde est une idée poétique de la lune, de ce que Baudelaire appelle les bienfaits de la lune, et cela exprimé par l’artiste sous une figure de femme comme les mythologies l’exprimaient par une figure de déesse. Salammbô, Tanit, le zaïmph, ce sont trois images de la même réalité, comme les trois visages de Diane chez les anciens. La déesse lunaire « est l’âme de Carthage, et bien qu’elle soit partout répandue, c’est ici qu’elle demeure, sous le voile sacré ».

Écrivant un roman sur Carthage, hanté par cette idée de Carthage, Flaubert ne pouvait créer en Salammbô une femme vivante. En lui donnant la solidité psychologique d’Emma Bovary ou de Mme  Arnoux, il eût été directement contre son idée d’art, qu’il faut comprendre telle qu’elle est. Il nous eût placés en pays de connaissance, en une humanité habituelle, comme la tragédie classique et le roman historique, au lieu de nous produire, comme il le voulait et comme il l’a fait, une impression de dépaysement, de nous jeter violemment dans un morceau de durée insolite. La maquette de son personnage est bien une certaine idée de la femme et de lui-même, que nous retrouvons dans Madame Bovary, et qui le hantait depuis longtemps, mais sur cette maquette il a voulu mettre et il a mis de l’oriental, de l’extraordinaire et du symbolique. Et il y a réussi. C’est là toute une province de l’art du XIXe siècle, qui, je le veux bien, ne doit pas être la première dans nos prédilections et ne doit pas contenir notre capitale, mais enfin qui existe, qui est comprise dans le plan d’extension de notre patrie

  1. Correspondance, t. IV, p. 243.