Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/14

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qui ne la quittera plus. Vivant avec son fils cadet, elle ne vivait que de lui et pour lui, respectant son travail, son silence, ses humeurs. Cette vie de famille des Flaubert fut toujours unie et affectueuse, mais un peu lourde et triste. Elle nous apparaît, moitié d’elle-même, moitié par projection des sentiments de Flaubert, comme un élément naturel de ce malaise et de cette nostalgie dont s’alimentera le génie de l’écrivain.


On conserve à Florence un cahier de géographie de Napoléon écolier qui se termine par : « Sainte-Hélène, petite île. » Les premières lignes de la Correspondance de Flaubert paraissent témoigner d’un hasard aussi conscient. Sa première lettre, qui est de 1830 (il a neuf ans), adressée à son ami Ernest Chevalier, commence ainsi : « Cher ami, tu as raison de dire que le jour de l’an est bête. » L’expérience de Flaubert consiste à étendre à tous les jours de l’année la bêtise du jour de l’an, et à tirer de l’or de ce fumier, à créer de la littérature avec de la bêtise et contre elle, à chercher en elle une excitation et hors d’elle un alibi. L’écriture, du noir sur du blanc, fait pour lui, dès le commencement, le but de la vie. C’est d’abord le théâtre, c’est-à-dire la littérature en chair et en os, extériorisée en personnages. « Si tu veux nous associer pour écrire, moi j’écrirai des comédies et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous conte toujours des bêtises, je les écrirai. » Quelques jours plus tard, il a changé d’avis. « Je t’avais dit que je ferais des pièces ; mais non, je ferai des romans que j’ai dans la tête qui sont : la Belle Andalouse, le Bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le Curieux impertinent, le Mari prudent. »

L’expérience du collège, où il entra à huit ans, se fondit pour lui avec celle de l’hôpital. Ici de la souffrance, des cris, des malades, des cadavres. Là, un sentiment orgueilleux de ce qu’il valait, et les railleries des maîtres et des camarades. Et toujours le même alibi. À treize ans, il travaille à un roman sur Isabeau de Bavière et il écrit : « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au xve siècle, je serais totalement dégoûté de la vie et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne