Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et Moloch, Salammbô et Mathô. Idée poétique qui se confond avec tout un courant d’idées religieuses orientales.

J’ai parlé de Tristan, et je crois le rapprochement permis. Wagner, déterminé à ouvrir dans son monde musical un cratère d’amour, a été poussé vers le sujet breton, parce que l’amour y vient de bien plus loin que celui de Roméo ou du Cid, qu’il s’impose et déborde tout par la fatalité la plus étrangère à la volonté, celle d’un philtre magique. Et nous n’entendrons pas Tristan, nous ne le revivrons pas, si nous n’avons d’abord, nous aussi, bu de ce philtre, qui est l’âme même de la musique transfiguratrice, le vin de Dionysos, de la seconde naissance. La magie nous ouvre ici un monde qui n’est pas celui de la psychologie, un monde subliminal qui n’est pas notre monde individuel. Flaubert, ne pouvant demander à la psychologie l’intérêt de son roman, l’a été chercher précisément dans ces régions souterraines et musicales, si bien apparentées au vieil Orient.

« Mathô était né dans le golfe des Syrtes. Son père l’avait conduit en pèlerinage au temple d’Ammon. Puis il avait chassé les éléphants dans les forêts des Garamantes. Ensuite, il s’était engagé au service de Carthage. On l’avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum. La République lui devait quatre chevaux, vingt-trois médimnes de froment et la solde d’un hiver. Il craignait les dieux et souhaitait mourir dans sa patrie. » Ainsi Mathô n’est pas, par lui-même, un être plus compliqué que Tristan avant le philtre. Il n’y a en lui, originellement, rien d’individuel. C’est un soldat. C’est « un tel de l’armée des mercenaires ». Et le sentiment qu’il éprouve pour Salammbô, c’est évidemment l’amour, mais venu de profondeurs magiques, animales et divines à la fois. À Sicca, il se croit pris par un enchantement qui lui pèse et le mord de façon terrible, il s’adresse à tous les devins de l’armée pour qu’ils l’en délivrent au moyen de cérémonies et d’amulettes. Il pense de cette destinée qui commence ce que Charles Bovary pense de sa destinée qui finit : c’est la faute de la fatalité. Et il s’essaye à desserrer, par les moyens qu’il connaît, cette fatalité.

Et il figure le soldat mordu par le désir, ce désir de la bête qui anime autour de Carthage, sous le soleil d’Afrique, l’armée des mercenaires, la fait tourner, la langue pendante et les crocs sortis, devant une proie interdite et sacrée. « Je suis sans doute