Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/141

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la victime de quelque holocauste qu’elle aura promis aux dieux ?… Elle me tient attaché par une chaîne que l’on n’aperçoit pas. Si je marche, c’est qu’elle s’avance ; quand je m’arrête, elle se repose ! Ses yeux me brûlent, j’entends sa voix. Elle m’environne, elle me pénètre, il me semble qu’elle est devenue mon âme ! Et pourtant, il y a entre nous deux comme les flots invisibles d’un océan sans bornes. » Cet amour d’homme ensorcelé qui fascine Mathô dans l’hallucination continuelle de Salammbô, Flaubert qui a vraiment ici pensé en grand artiste, l’identifie d’un côté au mystère de la vieille magie orientale, aux vapeurs obscures de la chair et du sang, et de l’autre aux fureurs de désir qui retiennent autour de Carthage et fixent sur la prise de Carthage l’âme collective des soldats révoltés.

Si purement carthaginoise que soit Salammbô, si absente qu’en soit Rome, la Grèce y est pourtant représentée. Si Mathô est le chef nominal de l’armée, s’il en incarne tout le côté bestial et possédé, les appétits, les fureurs et la brutalité, elle a pour âme un Grec, Spendius. Il était naturel que, dans cette armée de mercenaires, l’esprit d’intrigue et d’astuce, l’adresse nécessaire pour mouvoir ce grand corps informe, fussent représentés par un Grec. C’est lui qui déclenche tout, à la fois Ulysse et Alcibiade sous la figure d’un Grœculus, lui qui anime et pousse par ses ruses les mercenaires contre Carthage. Salammbô est une Orientale, Mathô est un possédé, et ni l’un ni l’autre ne sauraient être traités selon les procédés d’une psychologie compliquée, mais Spendius, seul peut-être dans le roman, vit d’une manière complète et que nous reconnaissons, parce qu’ici nous nous trouvons de plain-pied avec le Grec, avec une valeur constante de la vie méditerranéenne et occidentale. Polybe ne fournissait qu’un Spendius campanien. Flaubert a senti qu’il fallait ici un Grec.

Ce qui vit encore avec vraisemblance, intensité et profondeur, ce qui donne à Salammbô cette valeur d’humanité durable qu’il faut bien toujours trouver dans quelque coin d’une belle œuvre, ce sont les ensembles, c’est l’armée des mercenaires et c’est Carthage.

La vie intérieure de cette armée, ses sentiments simples à sautes brusques, sont admirablement rendus. Flaubert y voit bien un peu de monotonie. « Les mêmes effets revien-