Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/158

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faite, probablement, elle aussi, avec des souvenirs de Flaubert, qui avait été aimé à peu près de cette façon par une amie d’enfance, une jeune Anglaise, et qui ne lui rendit pas plus son amour que Frédéric à Louise. Frédéric, fidèle interprète des goûts de Flaubert, n’aime pas les jeunes filles. « Il n’en avait remarqué aucune, et préférait d’ailleurs les femmes de trente ans. »

Des amours de Frédéric, celui qui reste hors de pair, est celui de Mme  Arnoux, la femme de trente ans, la Muse et la madone que Flaubert enfant vit à Trouville, et qu’il a composée dans son roman avec tant de délicatesse. Ce portrait fin et tempéré était plus difficile que Mme  Bovary, et Flaubert en a peut-être fait un chef-d’œuvre encore plus pur que celui d’Emma. Dans cet ordre de demi-teintes et de modelés lumineux, je ne vois guère pour le valoir que celui de la Sanseverina. Emma et Salammbô, ce sont, sous des figures différentes, l’Ève éternelle, mais Mme  Arnoux porte dans l’art toute la pureté sacrée de son nom : Marie. Elle est venue pour mettre le pied sur la tête du serpent. Flaubert l’a bien vue à la façon d’une madone en laquelle tout prend figure de calme, où la maternité tempère, achève, pacifie la nature de la femme, la fait rayonner en douceur et en autorité. Au moral comme au physique, elle s’avance dans une santé admirable. « Ni moi, ni mon mari, dit-elle, ne sommes jamais malades. » La clarté et la décision de son parti pris participent à la lumière de la peinture italienne. Dans la scène de la déclaration, ce dialogue paraît s’avancer, comme telles répliques alternées de Sophocle et d’Euripide, avec des pieds de marbre.

« — Ainsi le bonheur est impossible ?

— Non, mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords.

— Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes.

— L’expérience est trop coûteuse.

— La vertu ne serait donc que de la lâcheté ?

— Dites de la clairvoyance plutôt. Pour celles mêmes qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L’égoïsme fait une base solide à la sagesse.

— Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez !

— Mais je ne me vante pas d’être une grande dame. »

Marie a cependant été près de la chute, un jour, et n’en a