Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/159

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été préservée que par la maladie de son enfant. Et cette Mme de Rênal tiendrait-elle contre un Julien, cette présidente de Tourvel contre un Valmont ? Nous pensons bien que non.

Son honnêteté est faite en partie de la réserve de Frédéric. Celui-ci est l’homme qui rêve sa vie ; ses rêves cristallisent autour de Marie, et Marie demeure une chose de rêve. Et puis Frédéric est « l’homme de toutes les faiblesses », aussi nettement que Valmont et Julien sont, le premier, un homme de dessein délibéré et, le second, un homme de force inflexible. « Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jaloux d’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, tant sa pudeur semblait naturelle et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse. Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux, longuement, ou de se tenir par terre à genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissant Dieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son cachot. » Et tout ce qui, chez un Julien, déclencherait l’acte présent, se tourne ici, automatiquement, en rêve, et se trouve différé dans le temps, reporté vers l’avenir. En face de Mme Arnoux, l’action chez Frédéric est annihilée ou recouverte par les représentations (le contraire de cette représentation bouchée par l’action, qu’est l’instinct pour M. Bergson). Il en était de même d’Emma lorsque s’était déclaré son amour pour Léon. Mme Arnoux lui ayant dit qu’elle admirait les orateurs, il n’entreprend pas, lui qui a vingt ans, de lui démontrer qu’on peut avoir, à son âge, auprès d’une femme, des raisons d’être préféré à Berryer, à M. de Montalembert, mais « il se voyait dans une cour d’assises, puis à la Chambre devenu un héros oratoire pour elle ». « Les images fulguraient comme des phares à l’horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu’au mois d’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen. »

Et ainsi Frédéric est de moitié dans la vertu de Mme Arnoux. Il y a une admirable peinture, dans la maison d’Auteuil, de cet amour sur le bord de la faute, et qui n’y tombe pas, partie à cause de la force de Marie et partie à cause de la faiblesse de Frédéric. Être l’homme de toutes les faiblesses, cela s’appelle, entre autres noms, de celui de timidité ; la timidité c’est une