Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/163

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surtout, cet œil de femme éternellement limpide et inepte. »

Rosanette, fille, fille fraîche et franche, n’a pas d’arrière-fond. Mme Arnoux se détachait sur un fond poétique et religieux. Mme Dambreuse se détache sur un fond de société, de civilisation et de luxe. Frédéric, conformément à certains usages du roman (usages dictés par la psychologie de l’écrivain depuis le XVIIIe siècle, peut-être plus que par l’observation de la réalité), ne saurait prendre contact avec le monde qu’en y élisant une maîtresse. Et dans la société dont l’Éducation fait le tableau, la femme du monde, c’est la femme riche. Dans une éducation sentimentale, en avoir une pour maîtresse équivaut au baccalauréat. Le contentement légitime de Frédéric est, en cette occasion, le même que celui de tout bachelier de ce genre, par exemple du jeune Sturel (autre Frédéric) dans le Roman de l’énergie nationale, ou, avec une nuance plus sportive, du jeune Lacrisse dans l’Histoire contemporaine. « Sa joie de posséder une femme riche n’était gâtée par aucun contraste ; le sentiment s’harmonisait avec le milieu. Sa vie maintenant avait des douceurs partout. » Il a appris à connaître les femmes comme un garçon moyennement doué apprend un métier et fait ses études, et la façon dont il réussit la conquête de Mme Dambreuse, sans rappeler la tactique napoléonienne d’un Valmont, est à peu près aussi honorable que celle dont un général vieilli sous le harnais s’acquitte de son rôle aux grandes manœuvres.

Un tel amour, avec son arrière-fond indéfini, n’a pas sa fin en lui-même. Il ouvre un portique sur le monde, sur la fortune, sur l’action, sur la vie, qui en constituent les harmoniques, en prolongent indiscernablement l’être comme font pour le corps de la femme aimée l’élégance de son salon et la finesse de sa lingerie. Le jour où il est arrivé à ses fins, « il semblait à Frédéric, en descendant l’escalier, qu’il était devenu un autre homme, que la température embaumante des serres chaudes l’entourait, qu’il entrait définitivement dans le monde supérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues ».

Adultères et intrigues ne font d’ailleurs qu’un, inclinent, l’un vers l’amour et l’autre vers l’action, les deux versants d’une même réalité, équilibrent les deux poids d’une même tradition sociale. Le jeune homme des sociétés antiques faisait preuve de virilité et de valeur en se procurant une femme,