Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans une tribu voisine, par le rapt, c’est-à-dire par des qualités de nature hardie et guerrière. Ainsi, dans nos sociétés fondées sur des valeurs de force, ou tout au moins dans la société d’une grande capitale, qui répond le mieux à ce signalement, on se révèle, par la conquête amoureuse, apte à la conquête politique. On ne sera bien capable d’évincer les gens en place que si on s’est montré d’abord habile à leur prendre leurs femmes, et l’adultère, c’est-à-dire le rapt par ruse, tient à notre rythme social comme le rapt par force au temps des Sabines ou de Cromedevre. De là l’importance que le jeune homme de lettres ou l’attaché de cabinet, le Rastignac, le René Vincy, le François Sturel, le Frédéric Moreau attribuent à la conquête d’une femme du monde. C’est « l’entrée au forum » et autres lieux à colonnades et à coupole.

La figure de Mme Dambreuse est aussi parfaite en son genre que celles de Mme Arnoux et de Rosanette. Trop parfaite et trop préconçue peut-être : nous voyons encore sous ce beau dessin le quadrillé qui a servi à en établir les proportions. Flaubert n’a pas fait un portrait flatté de sa femme du monde. En Mme Arnoux, il a exprimé son culte pour sa madone de Trouville ; en Rosanette, bonne fille, le goût amusé qu’il avait eu souvent pour les filles. Mais Mme Dambreuse a macéré toute sa vie dans un bain d’attitudes, de convention et de fiel ; sécheresse de cœur, égoïsme et tyrannie. Le monde et la vie riche l’ont tournée tout entière vers une existence artificielle et artificieuse, où l’amour ne fait qu’une rallonge à l’intrigue. Flaubert a mis en elle et en son salon le résultat de son expérience du monde, où il fréquentait assez depuis qu’il séjournait une partie de l’année à Paris. Il en extrait, comme dans les conversations du Lion d’Or et du Comice agricole, une quintessence de sottise, des paquets d’idées reçues. Mais il ne travaille pas ici en pleine pâte comme dans Madame Bovary. Son expérience n’est pas assez puissante, ne donne pas avec une conscience assez bonne et assez fraîche pour lui fournir des personnages détachés et vivant seuls. La noble gaucherie que ce bourgeois de Rouen portait dans le monde parisien, nous la retrouvons dans ses peintures mondaines. Il a besoin de parler pour lui, d’apporter des réflexions d’auteur. « Ce qu’on disait était moins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans la