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8. « La Tentation de saint Antoine »


L’échec de l’Éducation sentimentale frappa cruellement Flaubert. L’année suivante ce fut la guerre : Flaubert, désespéré, sans ressort, roulant des yeux morts, écrit les lettres navrées d’un homme pour qui tout est perdu. On fait une garde nationale à Croisset, et on l’en nomme lieutenant. Quand il a fini de faire manœuvrer ses hommes, il pleure de tristesse et de dégoût. Comme il n’a jamais touché un fusil, il manque d’autorité et d’expérience sous ses galons improvisés, et il démissionne bientôt. Les Allemands logent dans sa maison de Croisset, qu’il a abandonnée pour se retirer à Rouen, mais respectent tous ses livres, se conduisent bien, ne dérobent rien. L’armistice l’écrase au point qu’il pense à ne plus être Français, à écrire à Tourguéneff pour devenir Russe. « Il fut si malheureux qu’il en devint Polonais », disait je ne sais plus qui sous Louis-Philippe. En 1871, il atteint ses cinquante ans, il est vieilli avant l’âge par l’usure nerveuse, la claustration, la mauvaise hygiène, le calvados. Sa période de grande production est finie. Elle aura duré vingt ans, de son retour d’Orient à la guerre. Elle aura coïncidé avec Napoléon III, aura mené à son plus haut point l’art propre du second Empire. Elle aura tenu en trois œuvres dont chacune représente à peu près six ans de travail, inaugure une voie, donne un exemple, détermine une longue influence.

Après ces vingt ans de marée haute, les années qui suivent marquent le reflux, le recul du génie créateur, l’exploitation morne d’une vieille carrière. À vrai dire, Flaubert donnera encore trois œuvres de premier ordre. Mais la Tentation n’est