Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/178

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que la mise au point d’un ouvrage de jeunesse. Trois Contes attestent que l’inspiration fait défaut pour les grands livres et ne remplit plus que de petits cadres. Et Bouvard et Pécuchet, c’est le bulletin même, le procès-verbal de cette vieillesse, de cette décadence, de cette dissolution, c’est le niveau de base, l’altitude zéro qu’atteint le fleuve au moment où il va disparaître. Par Bouvard, le procès-verbal de la décadence échappe à la décadence. Mais ce qui n’y échappe pas, ce sont les essais dramatiques dont Flaubert contracte sur ses vieux jours la bizarre toquade : passion sénile un peu ridicule qui a été le démon de midi, ou de l’après-midi, de beaucoup de bons écrivains.

Ajoutons que Flaubert voit la mort frapper autour de lui et l’avertir. Sainte-Beuve, pour qui avait été un peu écrite l’Éducation, était mort l’année même où on l’imprimait. Mais au manuscrit de l’Éducation avait manqué aussi et surtout l’œil de Bouilhet. Au moment où il achevait son livre, Flaubert perdait celui qui avait été son compagnon et son guide littéraire, et, privé de cette amitié fidèle, il n’allait plus traîner qu’une vie mutilée. En 1872, il s’occupe pendant de longs mois, avec les plus irritants ennuis, de la représentation d’Aïssé, de l’édition des Dernières Chansons, du tombeau de Bouilhet. « Il me semble, écrit-il, que je manie son cadavre tout le long de la journée. » Et bien d’autres cadavres jonchent pour lui cette année 1872. Il perd sa mère, depuis longtemps malade et neurasthénique, n’ayant que sa santé pour sujet d’entretien, et dont il écrit : « Je me suis aperçu, depuis quinze jours, que ma pauvre bonne femme de mère était l’être que j’avais le plus aimé. C’est comme si on m’avait arraché une partie des entrailles[1]. » Et puis, c’est Théophile Gautier. « Notre pauvre Théo est très malade. Il se meurt d’ennui et de misère ! Personne ne parle plus sa langue. Nous sommes ainsi quelques fossiles qui subsistons égarés dans un monde nouveau[2]. » Dans ce vide, un seul refuge. « L’avenir se résume pour moi dans une main de papier blanc, qu’il faut couvrir de noir, uniquement pour ne pas crever d’ennui, et comme on a un tour dans son grenier quand on habite la campagne. »

  1. Correspondance, t. VI, p. 368.
  2. Correspondance, t. VI, p. 373.