Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/185

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çais dans un ciel bleu ta cime pyramidale, toi dont l’écorce était rude, les rameaux nombreux, l’ombrage immense, et qui désaltérais les peuples d’élection avec les fruits vermeils arrachés par les forts ! Une nuée de hannetons s’est abattue sur tes feuilles, on t’a fendu en morceaux, on t’a scié en planches, on t’a réduit en poudre, et ce qui reste de ta verdure est brouté par les ânes. »

Invectives à part, c’est un peu ce qu’a fait Flaubert lui-même entre la première et la deuxième Tentation. Il a, dans un travail de bûcheron forcené, abattu cet arbre de l’inspiration diffuse, oratoire et puissante, il l’a débité en le beau bois lisse et dur de Madame Bovary, le bois pour le tour de cet Antoine paisible et sans tentation qu’est Binet. Il s’est rabattu sur l’histoire de Delamarre après l’échec de la première Tentation auprès de ses deux amis, mais, sitôt Madame Bovary terminée, il a repris son Pourana dans son tiroir, et écrit la deuxième Tentation qui n’est que la première allégée des longs discours. Le Cochon garde sa figure symbolique, mais tient moins de place. Flaubert pourtant, sentant que ce n’était pas encore l’œuvre qu’il rêvait, garda le manuscrit corrigé à côté du brouillon et passa à Salammbô.

Il revint à saint Antoine après l’Éducation sentimentale et écrivit cette fois l’œuvre définitive. La refonte est complète. Flaubert supprime toutes les personnifications abstraites, les Péchés, la Logique, la Science. Le Cochon disparaît ; peut-être Flaubert fait-il ce sacrifice à la critique et aux petits journaux, peut-être veut-il donner à son saint Antoine plus de sérieux et de force tragique. Mais les mêmes raisons auraient pu valoir contre le dieu Crepitus, trouvaille discutable de la première Tentation qu’il n’a pas eu le courage de sacrifier dans la troisième. Tout ce qu’exprimaient les personnifications abstraites et le Cochon se passe maintenant dans l’âme d’Antoine, se résume dans l’admirable monologue du début, si saisissant de densité et de mouvement dramatique, conçu comme une ouverture musicale où tous les thèmes du livre s’expriment à nu, sans figure miraculeuse, et simplement comme les sentiments naturels d’un solitaire qui pense, en un moment de rêve et de vide, à ce qui lui manque, bouffée des regrets inévitables en quiconque s’est consacré à la vie de l’esprit.