Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/184

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lourde et ses couleurs crues, sous le fouet de la mort, ce carnaval de l’infini, a peut-être plus d’allure dans la première Tentation. Les truculentes pages se suivent, s’abattent comme les cartes d’un jeu infernal. Voilà le cortège des dieux tumultueux et barbares, avec d’interminables discours. La Logique est présente, qui dit à Antoine que puisque ces dieux sont passés, le sien passera. « Ils sont tombés, dit le diable, le tien tombera. » Et ce diable qui annonce à Antoine son dieu à lui, l’Antéchrist, sous des couleurs à la Rimbaud, c’est le Satan d’Une saison en enfer. « Les mulets de ses esclaves, sur des litières de laurier, mangeront la farine des pauvres dans la crèche de Jésus-Christ ; il établira des gladiateurs sur le calvaire, et à la place du Saint-Sépulcre un lupanar de femmes nègres, qui auront des anneaux dans le nez et qui crieront des mots affreux. » Rimbaud ? Petrus ? Mais la prière obstinée d’Antoine l’emporte et le diable s’en va. « Adieu ! L’enfer te laisse. Et qu’importe au diable après tout ? Sais-tu où il se trouve, le véritable enfer ? » Il lui montre son cœur. C’est déjà la place que Flaubert, vers quinze ans, lui donnait dans le journal de son collège. Et, pour nous maintenir en pays de connaissance, le diable se sauve en faisant Hah ! Hah ! Hah ! – c’est-à-dire en poussant le rire du Garçon.

Dans toute cette première Tentation, la hutte du cénobite se traduit en l’atelier de l’artiste, et la tentation de saint Antoine, c’est l’hallucination de Flaubert. La lamentation des Muses sonne dans cette comédie (au sens dantesque) comme une parabase, apostrophe de l’auteur au public et à son temps.

« Qui s’inquiète de nous, ô filles d’Uranus ?… Clio violée a servi les politiques, la muse des festins s’engraisse de mots vulgaires, on a fait des livres sans s’inquiéter des phrases ; pour les petites existences, il a fallu de grêles édifices, et des costumes étriqués pour des fonctions serviles ; les goujats aussi ont voulu chanter des vers ; le marchand, le soldat, la fille de joie et l’affranchi, avec l’argent de leur métier, ont payé les beaux-arts ! et l’atelier de l’artiste, comme le lupanar de toutes les prostitutions de l’esprit, s’est ouvert pour recevoir la foule, satisfaire ses appétits, se plier à ses commodités et la divertir un peu.

« Art des temps antiques, au feuillage toujours jeune, qui pompais ta sève dans les entrailles de la terre et balan-