Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/199

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manière pathétique et tendue, mais dans un style de simplicité, de solidité et de jeunesse. Cette idée se relie évidemment à la veine des Trois Contes. Comme en écrivant Un cœur simple, il cherchera la grande émotion d’art dans la pureté de la note. Comme en contant la légende de saint Julien, il s’attachera à la suite sans apprêt et sans hors-d’œuvre d’une belle narration. Comme en choisissant le sujet d’Hérodias, il appliquera la résurrection de l’art non plus à une époque morte, ignorée, prétexte à singularités et à descriptions, mais à un des grands faits populaires, à un des frontons lumineux et décisifs de l’histoire occidentale. Son ambition eût été de faire une œuvre classique, bienfaisante, une sorte de Doryphore du roman. L’idée en remontait peut-être loin. En 1845, il écrivait : « Hier le combat des Thermopyles m’a transporté comme à douze ans, ce qui prouve la candeur de mon âme, quoi qu’on dise. » Tout ce qui de cette candeur avait subsisté et s’était affiné, tourné en simplicité et en perfection, eût terminé vraiment sur une belle note la symphonie de ses créations littéraires.

Mais dans l’œuvre qui l’occupait alors et qu’il laissait inachevée, Bouvard et Pécuchet, il tourna bien le dos à la candeur. Cette œuvre était le fruit naturel d’une vieillesse précoce et triste. Sous son apparence de géant normand, Flaubert était physiquement surmené et usé ; sa maladie nerveuse, d’autres infirmités, la mauvaise hygiène de sa vie sédentaire, une nourriture peu en rapport avec cette existence, avaient détraqué et encrassé sa machine. Il vivait dans un état de malaise et d’exaspération que le Journal des Goncourt fait bien comprendre. On évitait de le contredire, par ménagement pour son système nerveux. Il se flattait depuis longtemps d’être devenu saint Polycarpe, qui, paraît-il, « avait coutume de répéter en se bouchant les oreilles et en s’enfuyant du lieu où il était : Dans quel siècle, mon Dieu, m’avez-vous fait naître… ? » Et ses amis lui souhaitaient sa fête le jour de la Saint-Polycarpe.

Et lui qui avait dû à son aisance relative, à la fortune du père Flaubert, le bonheur de réussir une destinée consacrée uniquement à l’art, il avait, dans ses derniers jours, de cruels ennuis d’argent. Une faillite suédoise ayant à peu près ruiné le mari de sa nièce, engagé dans le commerce des bois du Nord, Flaubert paya avec désintéressement, et connut une vie difficile. Il avait eu jusqu’alors de bien menues faveurs des diffé-