Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/216

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génaires. Bouvard a toujours les opinions les plus hardies, et celui des deux qui sera préposé aux expériences religieuses sera naturellement Pécuchet. Il ne fallait pas qu’ils fussent pareils, mais qu’ils se répondissent comme les deux éléments d’un ménage. Leur rencontre détermine chez l’un et chez l’autre le coup de foudre. Flaubert s’est évidemment amusé à mettre en valeur l’élément féminin de Pécuchet, comme des plaisants de village habillent pour le mardi gras un grand benêt en mariée, sans oublier le droit à la fleur d’oranger. « Leurs goûts particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L’un était confiant, étourdi, généreux ; l’autre discret, méditatif, économe. » Tous deux vivent sur deux registres parallèles qui s’harmonisent précisément par leur contraste, ils forment les deux hémisphères du monde où va le voyage de découverte, les deux moitiés du globe impérial que tient en main le démon du grotesque, ce Yuk qui figurait dans une des premières œuvres de Flaubert comme son génie inspirateur. Et ce qu’ils mettent le mieux en commun, c’est leur naufrage. « Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. »

Dans l’Éducation sentimentale, Flaubert avait donné à la bêtise, impartialement, un visage bourgeois et un visage démocratique. Dans Madame Bovary, elle présentait la même figure dualiste, avec Homais et Bournisien. Mais c’étaient là des formes antithétiques de la bêtise, des formes qui se niaient réciproquement. Bouvard et Pécuchet en figurent deux formes complémentaires. Ni l’un ni l’autre ne sont d’ailleurs des fantoches. Ils vivent réellement, et les autres personnages du roman aussi. Seulement, quand on compare Bouvard à l’Éducation, on constate que cette intensité de la vie a décrû d’un degré, les personnages paraissent plus secs, plus petits de moitié. On a bien toujours des hommes sous les yeux, mais il semble qu’on ait passé une frontière, qu’on soit entré dans un autre pays où l’atmosphère soit moins vaporeuse, la lumière moins tamisée, les gestes plus saccadés et plus représentatifs,