Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/217

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Les petites phrases et les petits paragraphes contribuent à cet effet. On dirait qu’une main de géant, celle de Micromégas, a pris l’espèce humaine, la regarde ironiquement et du dehors s’agiter. Les romans de Voltaire et certains passages de La Bruyère, lectures favorites de Flaubert, se reconnaissent.

Quand, devant Bouvard et Pécuchet, la critique lève les bras au ciel, flétrit en Flaubert le jeune homme bien doué qui a mal tourné, que, d’autre part, le flaubertisme intégral, réuni autour de M. Folantin dans l’arrière-boutique d’un traiteur sinistre, salue dans Bouvard, en même temps que l’Évangile des chefs de bureau naturalistes, le chef-d’œuvre de l’esprit humain, ces jugements, pour opposés qu’ils soient, paraissent déjà présents dans l’atmosphère du roman inachevé, lui donnent une manière de fin, s’incorporent à ce second volume virtuel (aussi précieux que le premier réel) qui comprend, avec le brouillon de Flaubert, le Dictionnaire des idées reçues, le Grand Sottisier, et les jugements sur Bouvard et Pécuchet. On ne peut pas parler de Bouvard sans dire quelque chose qui doive figurer dans le Dictionnaire ou le Sottisier. Résignons-nous à cette condition, ou plutôt acceptons-la comme une nécessité glorieuse, comme une preuve de la plasticité et de la vitalité du livre.

Le génie de Flaubert ressemble au Sadhuzag de la Tentation, dont les soixante-quatorze andouillers sont creux comme des flûtes. Quand il se tourne vers le vent du sud, il en sort des sons mélodieux. Mais quand il se tourne vers le vent du nord, son bois « exhale un hurlement, les forêts tressaillent, les fleuves remontent, la gousse des fruits éclate, et les herbes se dressent comme la chevelure d’un lâche ». Bouvard achève le cycle de ce que Flaubert a écrit sous l’inspiration du vent du nord. Ce vent du nord est un vent sec, un harmattan. Il rétrécit tout, rend tout cuisant et cassant. Flaubert, dans une page de lettre qui fournit une admirable vue critique, montre à quel point la création étoffée de Sancho est supérieure à la création sèche de Figaro. Cette création sèche de Figaro, elle participe à tout l’art sec du XVIIIe siècle, celui des Lettres persanes, des romans de Voltaire et des Liaisons. Et Bouvard, cet autre Candide, appartient bien à ce rameau extrême. Mais le Flaubert qui a réalisé Homais était tourné vers le vent du sud. Homais relevait de Sancho et non de Figaro. Il venait de Molière et de M. Jourdain. Et en passant de Madame Bovary à Bouvard et Pécuchet,