Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/218

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il semble que Flaubert ait accompli sur un espace restreint tout l’essentiel de l’évolution littéraire qui va du XVIIe siècle au XVIIIe, des personnages à la Jourdain aux personnages à la Figaro.

Autant le gros Jourdain est étoffé par la vie, autant le sec Figaro est précisé, limité, cerné par un dessin de littérature. Autant M. Jourdain est le porte-parole de la nature, autant Figaro est le porte-parole de l’auteur. Et autant Flaubert a fait du Jourdain en créant Homais, autant il fait du Figaro dans Bouvard et dans Pécuchet, qui en viennent toujours irrésistiblement à être l’auteur, à exprimer l’auteur devant la bêtise sociale, comme Figaro exprimait l’auteur devant l’injustice sociale. Notons que le schème de Bouvard est en somme celui du Bourgeois gentilhomme : le bourgeois figuré sous les traits d’un vieillard abécédaire, d’un écolier hors de saison. Mais M. Jourdain, comme Homais, est placé en pleine réalité, s’y ébat allégrement comme un poisson dans l’eau. Il représente de l’étoffe sociale qui se fait, qui se dévide sur le métier comme les pièces de drap que vendait son père. Jourdain mamamouchi met le même point final d’apothéose qu’Homais chevalier de la Légion d’honneur. Au contraire, Bouvard et Pécuchet sont de la réalité qui se défait. Comme Candide et Figaro, ils représentent une veille de liquidation. Ils figurent dans le monde de l’intelligence la banqueroute qu’Emma Bovary et Frédéric Moreau figuraient dans le monde de la sensibilité. Dès lors, Bouvard et Pécuchet, c’est le personnage d’Homais repensé et refait ou plutôt défait à travers celui de Mme  Bovary. Tout craque dans la main des deux copistes comme dans celle d’Emma. Pareille à Bouvard et à Pécuchet, Emma achetait une grammaire italienne et un plan de Paris, s’essayait à la maternité avec sa fille, à la vie mystique avec les livres « fameux pour une personne du sexe qui est pleine d’esprit » que commande pour elle Bournisien au libraire de l’évêché. Quand Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi », et qu’il se qualifiait de vieille femme hystérique, il éprouvait en lui la nature d’où sortent Bouvard et Pécuchet.

Le mot le plus profond que Flaubert ait prononcé sur Bouvard, c’est qu’« on n’écrit pas les livres qu’on veut ». Ce livre qui, vu du dehors, paraît bizarre, adventice, paradoxal, résultat d’une toquade ou d’une gageure, il était imposé à Flaubert