Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fera plus qu’une toute petite chose, qui tient dans un cendrier, et que le souvenir même ne saurait regonfler. Flaubert à vingt ans écrivait à Chevalier, devenu paisible membre de la magistrature debout en un coin de Corse, son intention de tomber un jour dans son « parquet, pour casser et briser tout, renverser les encriers, faire enfin l’entrée du Garçon[1] ». À la porte de son cabinet, au seuil de sa mémoire, il semble que la truculente Correspondance tout entière nous laisse deviner la présence du Garçon, qui ferait peut-être irruption si l’artiste ne lui défendait – à regret – d’entrer.

Le Garçon reparut pendant le voyage d’Orient. Flaubert le retrouva en la personne du consul français de Rhodes. Le Garçon s’installa, pour le peupler et l’animer, dans le désœuvrement nomade de Flaubert, s’imposa à lui et à Du Camp, mit entre eux son théâtre et son guignol intérieurs. Mais il revêtit le costume oriental. Tout le long du voyage, les deux amis se jouèrent une comédie où l’un faisait le personnage d’un cheik grotesque, et dont la Correspondance nous donne quelques vagues scénarios.

Ce Garçon déguisé en cheik, le turban et les babouches nous aident à le reconnaître. Il s’installe fort bien en pays d’Orient : c’est Karagueuz, c’est Nasr-el-Din, le hodja de Konia. On devine un de ces êtres indéterminés, un de ces riches types, une de ces « fortes créations », à l’origine de la comédie attique et même de la comédie romaine. Aujourd’hui, il a fallu pour le réussir à peu près, pour l’amener à quelque existence artistique, des esprits originaux qui aient gardé dans la maturité de l’artiste certaines parties de l’enfant : le Garçon c’est le Tribulat Bonhomet de Villiers, c’est aussi et surtout le père Ubu.

Le Garçon est, comme Ubu, un produit de collège. En 1839, quand il va entrer en philosophie, Flaubert se préoccupe de faire parmi les professeurs du collège la remonte des personnages pour l’invisible Garçon : « Le Garçon, cette belle création si curieuse à observer sur le point de vue de la philosophie de l’histoire, a subi une addition superbe, c’est la maison du Garçon, où sont réunis Horbach, Podest, Fournier, etc… et autres brutes[2]. » On sait qu’Ubu est le professeur Hébert,

  1. Correspondance, t. II, p. 30.
  2. Correspondance, t. III, p. 19.