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du lycée de Rennes, porté sur le théâtre des Phynances, et qui, plus heureux que le Garçon sur le théâtre du Billard, s’est exprimé par une œuvre définitive. Comme le Garçon, il est créé par une équipe. Bien qu’il eût sans doute contribué à créer Ubu plus que ne l’a fait pour le Garçon Ernest Chevalier, Morin représente aux côtés de Jarry une figure analogue à celle de Chevalier près de Flaubert. Ces groupes d’esprits forment des blocs indivisibles de génie. Mais le conformisme social les rattrape au tournant de la puberté, et le procureur impérial Ernest Chevalier, quand Flaubert plus tard lui rappelait le Garçon, devait penser à peu près comme le colonel d’artillerie Morin, l’un des auteurs, et peut-être l’auteur d’Ubu, dont il avait laissé toute la responsabilité à Jarry : « Il n’y a pas de quoi être fier d’avoir fait de pareilles âneries ! » Cet Ernest, Flaubert va le voir en 1852, aux Andelys, et c’est exactement le phénomène Morin : « J’ai été, étant gamin, fort lié avec ce brave garçon, qui est maintenant substitut, marié, élyséen, homme d’ordre, etc… Ah mon Dieu ! quels êtres que les bourgeois ! Mais quel bonheur ils ont, quelle sérénité ! Comme ils pensent peu à leur perfectionnement. Comme ils sont peu tourmentés de tout ce qui nous tourmente ! » Rien ne nous fait penser qu’en cette visite de septembre 1852 ils aient même parlé du Garçon !


Si Chevalier est alors l’ami joyeux, Le Poittevin, autre collaborateur dans la principale création du théâtre du Billard, est l’ami triste ; l’influence de celui-ci, à partir de la seizième année de Flaubert, devient capitale, et pendant dix ans, jusqu’à la mort de Le Poittevin, se forge entre eux une amitié spirituelle que Flaubert, ensuite, ne reportera plus sur personne, pas même sur Bouilhet. Avec Agonies, de 1838, commence la série des romans autobiographiques dédiés à Le Poittevin, comme suite à leurs conversations sur ce que Flaubert appellera plus tard avec quelque exagération la haute métaphysique. Flaubert pense « avoir réuni dans quelques pages tout un abîme de scepticisme et de désespoir ». Il y a réuni aussi et surtout (ce qui est naturel à seize ans) des lambeaux de la Confession d’un enfant du siècle, et il a continué sa littérature