Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/242

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comme autrefois, écrémant avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente, sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste[1]. » Flaubert a appris cela de La Bruyère, ainsi que l’effet des rejets. Mme  Moreau arrête une discussion, « au regret toutefois de M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué[2]. » « On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans voile, un homme assis pêchant[3]. » Une ponctuation originale vient, quand il le faut, renforcer la coupe. « Celui de Jérusalem les mettait dans la fureur d’un outrage, et d’une injustice permanente[4]. » « En face, sur l’autre colline, la verdure était si abondante, qu’elle cachait la maison[5]. » « Il y eut un énorme hurlement, puis rien[6]. »

Le Journal des Goncourt rapporte ce mot de Gautier : et Figurez-vous que, l’autre jour, Flaubert me dit : « C’est fini, je n’ai plus qu’une dizaine de pages à écrire, mais j’ai toutes mes chutes de phrases. » Ainsi il a déjà la musique des fins de phrases qu’il n’a pas encore faites ! Il a ses chutes, que c’est drôle ! hein[7] ? » Quand on connaît Gautier et Flaubert, on peut penser qu’il y a là soit une charge de Gautier, soit une charge de Flaubert ; l’un et l’autre en sont arrivés dans leur vieillesse, et même avant, à penser par charges d’atelier. Il est pourtant fort possible que Flaubert ait dit là quelque chose qu’il comprît et qui se comprenne. Par chutes de phrases, entendons les dessins de phrases et les coupes de phrases. Or, à partir de Madame Bovary, un sujet, un tableau, impliquent pour Flaubert un certain dessin général de phrase, qui varie, nous l’avons vu, de l’un à l’autre de ses romans. Il ne serait pas étonnant qu’un tableau d’une dizaine de pages lui apparaisse

  1. Madame Bovary, p. 72.
  2. L’Éducation sentimentale, p. 15.
  3. L’Éducation sentimentale, p. 2.
  4. Trois Contes, p. 141.
  5. Bouvard et Pécuchet, p. 31.
  6. L’Éducation sentimentale, p. 44.
  7. Journal, t. I, p. 14.