Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/243

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d’abord avec le schème musical et l’élément moteur abstrait du type de phrase qu’il implique.


Flaubert semble avoir fait le premier emploi de certains substantifs abstraits sans épithète avec l’article indéfini. Nous disons : un apaisement divin descendait, une fraîcheur délicieuse s’exhalait. Flaubert écrira : « La lune se levait, un apaisement descendait dans son cœur[1]. » « La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait[2]. » Cela a peut-être une origine populaire. (Une fraîcheur nous tombe sur les épaules), mais c’est une forme peu heureuse, et dont les disciples de Flaubert abusèrent. Zola écrira assez ridiculement : « Il avait toujours sa jolie figure inquiétante de gueuse ; mais un certain arrangement des cheveux, la coupe de la barbe, lui donnaient une gravité[3]. »

Certains emplois du pluriel qui apparaissent chez Flaubert pour la première fois, ont eu aussi une influence discutable. « Les plus malins ne savaient que répondre, et ils la considéraient, quand elle passait près d’eux, avec des tensions d’esprit démesurées[4]. » (Le pluriel ajoute peut-être ici à la gaucherie collective d’un lourd troupeau. ) « Les mollesses de la chair avec les impuissances de la loi[5]. » Mais quand le pluriel n’a rien d’inattendu et porte sur des noms concrets, Flaubert sait en tirer des effets admirables. « Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon qui se répète dans la montagne[6]. » Le pluriel est incorporé ici à la rêverie, qui multiplie et vaporise tout : il annule les lignes nettes que prendraient les objets individuels.

  1. Trois Contes, p. 170.
  2. L’Éducation, p. 148.
  3. L’Œuvre, p. 255.
  4. Madame Bovary, p. 41.
  5. Madame Bovary, p. 123.
  6. Madame Bovary, p. 56.