Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/261

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personne pour en faire quelque chose de plus indépendant et de plus objectif. La forme réfléchie tend à maintenir ou à approfondir la synthèse intérieure ; la forme neutre plus analytique, à la convertir en choses extériorisées. Il s’est donc passé ici, dans l’art de Flaubert, exactement ce qui s’est passé dans son emploi du style indirect libre. L’origine est la même : une alluvion féconde de la langue parlée, en contact plus étroit avec les formes populaires. Mais ce contact momentané ne sert qu’à recharger et à vivifier le style pour l’orienter sur ses voies propres, pour réagir contre la tendance analytique et purement littéraire du XVIIIe siècle. Tandis que le style direct est celui où parle le personnage et le style indirect celui où parle l’auteur, le style indirect libre, allant chercher plus loin le principe de sympathie nécessaire à l’art, confond dans un même mouvement le personnage, l’auteur et le lecteur. La préférence pour la forme pronominale, venue de la même source populaire, implique la même conversion vers l’intérieur. M. François note avec raison à ce propos « la préférence de la prose d’art pour les formes les plus subjectives de la parole, je veux dire celles qui introduisent le plus d’intimité dans l’expression. »


L’ordre logique de la phrase française permet de beaux effets à nos écrivains, à condition qu’ils sachent en sortir. Il en est des lois de la phrase comme des lois du vers. Et ceux qui les connaissent peuvent dire comme l’homme de loi d’Émile Augier : « Je tourne la loi, donc je la respecte. » Flaubert, comme tous les prosateurs habiles, sait varier pour le maximum de résultat la place de ses mots. Voyez le traitement qu’il fait subir aux adverbes :

« Elle en palpitait émerveillée, sans pouvoir néanmoins le nettement imaginer[1] » est simplement bizarre, l’usage n’admettant guère avant le verbe, en ce cas, qu’un adverbe monosyllabique. Le tour propre à Flaubert, c’est la séparation du verbe et de l’adverbe, le rejet inattendu de l’adverbe, après une virgule, à la fin de la phrase. « Avec sa grande épée

  1. Madame Bovary, p. 402.