Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/291

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ridicule ; la Légion d’honneur récompensant pareillement l’écrivain qui a réussi et le marchand de chandelles qui s’est enrichi, il n’y a nulle raison de la refuser au genre intermédiaire entre la littérature et la chandelle). La troisième République lui donna une pension de trois mille francs. Son procès lui causa plus de peur que de mal. Il eut ses vrais ennemis parmi les gens de lettres. La critique universitaire et officielle fut quasi unanime contre lui. Après le succès de Madame Bovary, il ne connut guère que des échecs et de l’amertume. L’habit vert le tentait d’autant moins que l’Académie ne l’eût certainement pas élu. En 1880, il écrivait : « La nomination du Du Camp à l’Académie me plonge dans une rêverie sans bornes et augmente mon dégoût de la capitale. »

Et pourtant c’est bien sa solitude littéraire qu’il traduit dans le monologue de saint Antoine. Le diable l’a induit à faire du théâtre, et même pis encore. Flaubert a écrit un scénario pour un opéra de Salammbô que Gautier aurait mis en vers ! Ce scénario a été publié par MM. Descharmes et Dumesnil[1]. Flaubert s’y fait d’effroyable façon son propre Busnach. Taanach est amoureuse de Mathô, et la pièce, c’est Mathô entre l’esclave qui l’aime et Salammbô qu’il aime, le militaire qui vient dans la maison pour la patronne, et que la bonne revendique. De chute en chute cela tombe à Camille du Locle, et Reyer le met en musique, après que le baron de Reinach, car il faut que toute honte soit bue, a essayé d’en tirer un ballet !

Tout grand homme dans sa vieillesse pense ou écrit son Abbesse de Jouarre, et, quel que soit l’idéal pour lequel il a renoncé à des biens terrestres, rêve à ces biens avec quelque nostalgie et quelque regret (mais moindre que le regret que laisserait une vie gaspillée pour eux), Flaubert a pu manitester ces regrets et juger lui-même sa vie et sa carrière avec amertume. Avons-nous pour cela le droit de la voir sous un aspect de décadence et de chute ?

Du Camp, en une page absurde qui ne lui sera jamais pardonnée, a vu dans la maladie nerveuse de Flaubert le principe d’une décadence littéraire qui remonte à Madame Bovary. Brunetière, dans un article malveillant, suppose que l’ordre

  1. Autour de Flaubert, t. I, p. 187.