Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/292

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des romans de Flaubert ait été inverse : la Tentation, Salammbô, l’Éducation, Madame Bovary. Le progrès eût été inconstestable ; donc la décadence est incontestable. Raisonnement adroit, mais spécieux. Le progrès régulier d’œuvre en œuvre n’a jamais existé chez aucun écrivain. Corneille n’a pas dépassé sensiblement le Cid ni Racine Andromaque, qui furent leur Bovary. Et Virgile n’a pas dépassé la première Églogue. La carrière normale d’un écrivain ne consiste pas à traverser les trois phases de Raphaël dans le dictionnaire Bouilhet : il se cherche, il se trouve, il se dépasse ; mais à trouver et à varier. Ce qu’il faut envisager, ce n’est pas une ligne avec des hauts et des bas, c’est un ensemble, un pays moral et littéraire dans sa durée et sa complexité. Flaubert a donné en ses saisons, aux moments successifs de sa vie, les œuvres qu’il devait normalement produire. Bouvard ne vaut peut-être pas l’Éducation, mais le tempérament de Flaubert étant posé, il était naturel qu’il finît par Bouvard, que sa vieillesse laissât ce testament. En changeant un peu un mot de Musset, nous dirons que, dans l’œuvre de Flaubert, c’est bien un homme qui a vécu, et non un être factice créé par les commandes des éditeurs, le goût du public et l’astrologie des critiques.

Un homme, et non pas seulement un artiste. Flaubert lui-même a pu s’y tromper quand il a parlé d’art impersonnel. Toute cette théorie de l’impersonnalité de l’art vient se briser – ou s’éclairer – à ce mot : « Madame Bovary, c’est moi. » Nous savons aujourd’hui quelle mince pellicule représente en nous-mêmes notre conscience claire, et quelles épaisseurs indéfinies d’être inférieur, quel moi subliminal la supportent. C’est de ces profondeurs que Flaubert a tiré son inspiration et ses œuvres, profondeurs qui sont consubstantielles à la profondeur même de son roman. Les romans de Flaubert antérieurs à Madame Bovary occupent un registre inférieur, parce qu’ils sont pris à la personnalité lumineuse, consciente, superficielle. Flaubert écrivait avant Madame Bovary : « Plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J’ai toujours péché par-là, moi, c’est que je me suis toujours mis dans tout ce que j’ai fait… Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours en elle-même dans sa généralité et dégagée des contingences éphémères), mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. » Cette