Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/62

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précédents : le Corneille du Cid, le Racine d’Andromaque, le Balzac de la Peau de chagrin apparaissent sur le même tournant imprévisible.

De Syrie il écrit : « Je me fiche une ventrée de couleurs comme un âne s’emplit d’avoine[1]. » Et il est bien certain qu’il a rapporté d’Orient des couleurs, mais nous connaissons assez Flaubert pour nous douter que dans son voyage, comme à Croisset, il pensait surtout à être ailleurs. Être ailleurs qu’en voyage, c’était être chez lui. Être chez lui, c’était écrire, et il se rêvait chez lui écrivant sur les choses et les gens de chez lui, à peu près comme chez lui il se rêvait en Orient, écrivant sur l’Orient. Il est dès lors possible que l’idée et le décor de Madame Bovary aient été rêvés en Orient, que Flaubert s’y soit mis aussitôt après son retour d’Orient. Madame Bovary serait un peu le fruit de ses jours d’ennui là-bas, et ces jours étaient nombreux, bien qu’il y en eût d’autres aussi où il se donnait largement des « ventrées » d’orientalisme et du reste. La différence était grande entre lui et Du Camp, celui-ci vrai voyageur, tout entier précisément et presque sèchement au travail ou au plaisir présent, qui s’occupait de tous les détails matériels, photographiait abondamment (ce qui n’était pas une petite affaire à une époque où les procédés étaient lents et compliqués), prenait des estampages des inscriptions, quêtait les renseignements, amassait des notes, remorquait l’ami indolent et goguenard. « Les temples, dit Du Camp, lui paraissaient toujours les mêmes, les paysages toujours semblables, les mosquées toujours pareilles… À Philæ il s’installa commodément à l’ombre et au frais dans une des salles du grand temple d’Isis pour lire Gerfaut de Charles de Bernard qu’il avait acheté au Caire[2]. » « À la deuxième cataracte, il s’écrie : « J’ai trouvé, Eurêka, Eurêka ! Je l’appellerai Emma Bovary. Et plusieurs fois il répéta, il dégusta le nom de Bovary en prononçant l’o bref[3]. »

Sauf ceci, qu’il n’y parle jamais de la Bovary, les carnets de voyage et la correspondance de Flaubert confirment les récits du Du Camp. Du Camp dit que son ami ne prit de notes qu’en Égypte et en Grèce, et que les autres notes relatives

  1. Correspondance, t. II, p.107.
  2. Souvenirs littéraires, t. 1. p. 480.
  3. Souvenirs littéraires, t. 1. p. 481.