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à ce voyage furent transcrites sur les siennes, après leur retour. Les trois quarts des notes d’Égypte sont des devoirs d’écolier. Flaubert s’ennuie, met sur le papier, par acquit de conscience et pour tuer le temps, ou pour faire comme Maxime, des descriptions automatiques de monuments, ou de reliefs, ou des scènes de la rue. Le cœur n’y est pas. Quand il y est, c’est pour écrire ceci : « Réflexion : les temples égyptiens m’embêtent profondément. Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades aux Pyrénées ? Ô la nécessité ! Faire ce qu’il faut faire ; être toujours, selon les circonstances (et quoique la répugnance du moment vous en détourne), comme un jeune homme, comme un voyageur, comme un artiste, comme un fils, comme un citoyen, etc… doit être[1]… » Ventrée d’embêtement qui va se tourner en la chair et le sang de Madame Bovary. Flaubert a amené avec lui la vie bourgeoise française. Il en approche un échantillon dans le futur auteur des Convulsions de Paris (et, en un certain sens, un autre aussi devant sa glace de poche). Et le recul, le contraste d’Orient, la vie de plein air qui favorise la naissance des idées vivantes et plastiques, toute cette excitation naturelle renouvelle son monde intérieur, le met en état de grâce pour l’œuvre future, dispose dans son imagination les assises où s’établira fortement Yonville-l’Abbaye.

Car dans ce voyage, qui est en somme un voyage littéraire, la littérature tient la place d’honneur, à peu près comme la religion dans le pèlerinage d’un chrétien en Terre Sainte. « Nous passons l’après-midi, couchés à l’avant du navire, sur la natte du raïs Ibrahim, à causer, non sans tristesse ni amertume, de cette vieille littérature, tendre et inépuisable souci[2]. » De Flaubert à Du Camp, en Égypte, causer c’est discuter. Là prend naissance l’hostilité qui les séparera, la fissure qui s’élargira plus tard (momentanément) jusqu’à la brouille et à la haine. Du Camp aussi rêve littérature, retour, carrière, mais tout cela comme le prolongement de cette existence active que, garçon sain, musclé et volontaire, il mène en Orient. Une belle vie à goûter, une grande place à prendre, les idées d’une génération nouvelle à affirmer et à exploiter, tel est le

  1. Carnets de voyage, t. I, p. 185.
  2. Carnets de voyage, t. I, p. 187.