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lui permet de loger et de classer le voyage dans le même dégoût. Excellente disposition pour mettre au point ses horizons intérieurs, placer (jusqu’à nouvel ordre) Rouen et Yonville sur le même plan que Constantinople et Calcutta, le plan humain.

Quand il écrivait Novembre, il rêvait à Damas, et à Damas, il rêve de Novembre. C’est de là qu’il écrit : « Novembre me revient en tête. Est-ce que je touche à une renaissance ou serait-ce la décrépitude qui ressemble à la floraison. Je suis pourtant revenu (non sans mal) du coup affreux que m’a porté Saint Antoine. Je ne me vante point de n’en être pas encore un peu étourdi, mais je n’en suis plus malade comme je l’ai été durant les quatre premiers mois de mon voyage. Je voyais tout à travers le voile d’ennui dont cette déception m’avait enveloppé, et je me répétais l’inepte parole que tu m’envoies : À quoi bon ? Il se fait pourtant en moi un progrès… Je me sens devenir de jour en jour plus sensible et plus émouvable. Un rien me met la larme à l’œil. Il y a des choses insignifiantes qui me prennent aux entrailles. Je tombe dans des rêveries et des distractions sans fin. Je suis toujours un peu comme si j’avais trop bu ; avec ça de plus en plus inepte et inapte à comprendre ce qu’on m’explique. Puis de grandes rages littéraires. Je me promets des bosses au retour[1]. » État de grâce, en gros, pas très différent de celui des mystiques. Saint Antoine est maintenant du passé. Le voyage n’a pas distrait Flaubert, mais l’a au contraire ramassé sur lui-même ; l’intelligence cède la place à l’intuition ; il voit tout comme dans un rêve et en même temps comme dans une réalité supérieure ; il finit par n’être plus nulle part, par ne sentir qu’une disponibilité infinie de lieu.

Cela à certains moments. Il a aussi ses moments d’observation. Mais là encore il lui vient autre chose que ce qu’il avait espéré. Le pittoresque le lasse, il n’a rien de ce que Gautier appelait un daguerréotype littéraire. Il avait été chercher des paysages et des couleurs, il a trouvé de l’humanité, il a senti que sa seule et vraie vocation était là. « Mon genre d’observation est surtout moral. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. Le côté psychologique, humain,

  1. Correspondance, t. II, p. 237.