Page:Thibaudet - Gustave Flaubert.djvu/66

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comique, y est abondant[1]. » Disons plutôt que c’est celui qui l’intéresse le plus. Il apprend en Orient non à connaître l’Orient, mais à se connaître. Même chose était arrivée à Montaigne lors de son voyage d’Italie, d’où il est revenu l’homme du troisième livre des Essais ; l’écart des deux éditions de 1580 et de 1588 se mesure de ce point de vue. La plus belle découverte, la seule, qu’ait faite Flaubert dans son voyage d’Orient, c’est une découverte intérieure. « Je veux pour vivre tranquille avoir mon opinion sur mon compte, opinion arrêtée et qui me règlera sur l’emploi de mes forces. Il me faut connaître la qualité de mon terrain et ses limites avant de me mettre au labourage. J’éprouve, par rapport à mon état littéraire intérieur, ce que tout le monde, à notre âge, éprouve un peu par rapport à la vie sociale ; je me sens le besoin de m’établir[2]. »

Le meilleur et le plus décisif de son voyage d’Orient, c’est donc le visage qu’il tourne de là-bas vers la Normandie, le trésor qu’il y trouve est une puissance de désillusion. Il fallait avoir passé par cette riche désillusion pour peindre, dans Madame Bovary, l’illusion en pleine pâte. « Il lui semblait, dit-il d’Emma, que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. » Il fallait que lui-même l’eût cru jadis, il fallait que maintenant il ne le crût plus ; et ces deux sentiments étaient nécessaires pour donner, comme deux images stéréoscopiques, le relief de la réalité.

Quant au butin proprement oriental de Flaubert il est secondaire, ou tout au moins discutable. En Égypte il songe bien à un roman sur l’Égypte antique, mais ne lui donne pas le moindre commencement d’exécution. Il s’enthousiasme pour un projet de roman sur l’Orient moderne, un Orient qui se défait comme l’Occident de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet. « Le nombre des pèlerins de la Mecque diminue de jour en jour ; les ulémas se grisent comme des Suisses ; on parle de Voltaire ! Tout craque ici comme chez nous. Qui vivra s’amusera[3] ! » Du Camp et lui avaient rapporté d’Égypte un gros cahier sur les mœurs musulmanes, rapsodie

  1. Correspondance, t. II, p. 252.
  2. Correspondance, t. II, p. 254.
  3. Correspondance, t. II, p. 239.