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4. Le laboratoire de Flaubert


Marcel Proust, au cours d’une discussion, écrivait que rien ne lui paraissait plus beau chez Flaubert qu’un blanc, celui qui sépare deux chapitres de l’Éducation sentimentale. Et quelqu’un lui disait qu’il y en avait un autre plus étonnant encore, celui qui sépare la première Tentation de Madame Bovary. Mais, après tout, la pureté de ce dernier blanc ne saurait être faite que de notre ignorance. S’il n’y a pas continuité entre les deux livres, ni même entre les deux arts, il reste la continuité de la vie de Flaubert, la transition intelligible sous les apparences de la cassure, les plissements en profondeur qui expliquent l’unité géologique de deux massifs séparés.

Comme les grands vents qui, à la fin de l’automne, dépouillent brusquement les arbres, le mouvement du voyage a fait tomber de lui tout un décor extérieur d’imagination. Une destinée intelligente et ironique le lui a légèrement indiqué d’abord en dépouillant sa tête. L’année de son retour, il a trente ans, et sur le chemin de la France, il écrit à Bouilhet : « Mes cheveux s’en vont. Tu me reverras avec la calotte ; j’aurai la calvitie de l’homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu’il y a de plus bête en fait de sénilité précoce… J’éprouve par-là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien[1]. » Sa maladie nerveuse en était une autre bien plus grave. Il a le sentiment qu’il n’est plus bon qu’à la vie solitaire, à être assis devant une table et du papier ; mais cette vie, il l’avait menée, bon gré mal gré, avant son voyage.

  1. Correspondance, t. II, p. 294.